• Regard sur "Yves Peintures"

Article, 2022

Regard sur "Yves Peintures"

Didier Semin

Les toutes premières œuvres d’Yves Klein sont des fictions de catalogues, confectionnées en 1954 avec la complicité de Fernando Franco de Sarabia (un ami du père de Klein qui exerçait la profession d’imprimeur à Madrid, où il avait permis à l’artiste d’enseigner, cette année-là, le judo) : Yves, peintures et Haguenault, peintures.

Il s’agit, on le sait, de deux plaquettes de beau papier, plié en pages d’environ 25 × 20 cm, où sont collés dix rectangles de papier teinté, de couleurs et de proportions différentes, parfois dotés en bas à droite d’une signature manuscrite, et toujours légendés comme s’il s’agissait de reproductions de tableaux, bien que les légendes ne soient pas faites sur un modèle identique, certaines comportant des dimensions et d’autres non, des noms de villes ou pas... Le nombre d’exemplaires tirés en 1954 reste incertain. Les deux titres différents renverraient a priori à deux artistes distincts, mais les mêmes planches ont été utilisées pour l’une et l’autre publication, à d’infimes différences près, et si « Yves » est évidemment Klein lui-même, peu de choses le distinguent de « Haguenault » (on ignore encore la raison du choix de ce patronyme, attesté en France, mais rare).

Contrairement à ce qui a été affirmé à maintes reprises, ces plaquettes-catalogues, mimant la reproduction de toiles monochromes qui n’existaient pas encore, n’ont pas du tout été confectionnées dans l’intention de tromper, elles n’auraient d’ailleurs dupé personne : il s’agissait d’un rêve, du rêve d’une collection de monochromes que l’on aurait pu aller contempler dans des collections de Nice, Paris, Madrid, Londres ou Tokyo – l’exemple idéal de ce que les sociologues ou les psychologues appelleraient une prophétie autoréalisatrice, puisqu’aussi bien la puissance suggestive de l’imaginaire de Klein fait que l’on peut aujourd’hui en effet contempler des monochromes signés de l’artiste à Nice, Paris, Madrid, Londres ou Tokyo... Mais s’agissant de la question des écrits, Yves peintures et Haguenault peintures comportent une particularité singulière : la préface, signée Pascal Claude (Claude Pascal, l’ami fidèle rencontré en 1948 dans un club de judo niçois). Elle n’est faite que de trois pages de lignes continues, structurées en trois fois deux paragraphes identiques, avec un léger retrait au début et à la fin, et ressemble à un texte méticuleusement caviardé par une censure soviétique, ou aux lignes d’un cahier qui demeurerait à remplir. Comme si la prophétie autoréalisatrice avait prévu tout à la fois l’avènement de la couleur seule sur les toiles à venir d’Yves Klein, et la forme impossible du livre destiné à en célébrer le caractère ineffable. Nous ne possédons d’Yves Klein que des fragments incomplètement rédigés : mais ces manuscrits de la mer Morte sont destinés à alimenter pour longtemps encore la passion des exégètes.

Didier Semin, extrait du catalogue "Yves Klein intime", Editions In Fine, 2022
Didier Semin a été conservateur au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, au Musée national d'art moderne, avant d’enseigner l’histoire de l’art aux Beaux-Arts de Paris de 1998 à 2020. Il a établi, avec Marie-Anne Sichère, l’édition des écrits d’Yves Klein ( Le Dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, (Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, coll. « Écrits d’artistes », 2003).