• Lecture at the Sorbonne - 2. The evolution of art towards the immaterial

Audio, 1959

Lecture at the Sorbonne - 2. The evolution of art towards the immaterial

Mesdames, Messieurs, Je me permets tout d’abord de rendre à Iris ce titre qu’elle a bien voulu m’attribuer de chef d’école, je crois que c’est elle le chef d’école qui nous groupe tous dans sa galerie, et qui nous stimule dans notre travail et nos recherches. [applaudissements]

Il semble qu’arrivé aux faits que nous allons vous exposer dans ces deux communications ce soir et vendredi soir, Werner Ruhnau et moi, je me doive de prendre devant vous mon élan en remontant rétrospectivement le long du tremplin de mon évolution, cela à reculons, sans perdre de vue l’extrémité bien consciemment atteinte, celle de l’immatérialisation dans l’art, pour tenter d’aller rebondir, en un seul saut prodigieux, du bord de la problématique de l’art dans une authentique réalité immatérielle, cela, par ce que nous appelons la sensibilité, dont nous pensons avoir cerné l’intelligente existence depuis si longtemps déjà, tout en restant malgré nous emprisonnés dans le vertige psychologique de la composition, aux limites de l’incommensurable prestige de la vie elle-même, de la vie en soi, où la personnalité en aucun cas jamais ne peut s’inscrire. L’architecte Werner Ruhnau vous amènera, lui, dans l’immatériel par un développement historique dans l’architecture à travers les âges. Pour ma part, en tant que peintre, je vais tenter de vous amener à ce même immatériel par mes expériences personnelles, coupées de réflexions sur les opérations successives que nous allons revoir à rebours dans le temps.

Pourquoi cette remontée rétrospective dans le temps ? Parce que justement, je ne veux pas me laisser saisir ni vous laisser saisir un seul instant, par le phénomène de la rêverie sentimentale et pittoresque que crée inévitablement un atterrissage brusque quelque part dans le passé, dans le passé psychologique précisément, qui est le contre-espace 5, l’espace dont je tente de sortir par mon travail depuis dix ans. Travail ingrat, pénible et semé de doutes cruels souvent, qui a pourtant fini par engendrer l’architecture de l’air, déjà presque une réalité réalisée par Werner Ruhnau et moi, et qui promet, dans un avenir que j’espère proche, l’organisation à nos convenances de confort physique total des phénomènes et circonstances atmosphériques, thermiques de la Nature à la surface de notre globe. C’est donc bien froidement que je commence en saisissant le fil d’Ariane qu’est pour moi cette impalpable sensibilité, nouvelle matière, nouvelle dimension, avant d’entrer dans le labyrinthe de la sensiblerie, en me promettant fermement de ne jamais le lâcher jusqu’au retour. Et voici comment les choses se sont passées.

À Anvers tout d’abord, il y a deux mois de cela à peine, invité à exposer avec un groupe d’artistes composé de Bury, Tinguely, Rot, Breer, Mack, Munari, Spœrri, Piene, Soto, je me rends à Anvers et, au moment du vernissage, à l’emplacement qui m’était réservé dans la salle d’exposition d’Hessenhuis, au lieu d’y placer un tableau ou un objet tangible et visible quelconque, je prononce d’une voix forte devant le public ces paroles empruntées à Gaston Bachelard : « D’abord, il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue. »

L’organisateur belge de cette exposition me demande alors où se trouve mon œuvre. Je réponds : « Là, là où je parle en ce moment. – Et quel en est le prix de cette œuvre ? – Un kilo d’or, un lingot d’or pur d’un kilo me suffira. » Pourquoi ces conditions extravagantes au lieu d’un prix normal représenté par une somme d’argent tout simplement ? Parce que, pour de la sensibilité picturale à l’état matière première dans l’espace spécialisé et stabilisé par moi, en prononçant ces quelques paroles à mon arrivée, qui ont fait couler le sang de cette sensibilité spatiale, on ne peut demander de l’argent. « Le sang de la sensibilité est bleu », dit Shelley et c’est exactement mon avis. Le prix de sang bleu ne peut en aucun cas être de l’argent. Il faut que ce soit de l’or. Et puis, comme nous le verrons plus tard, dans l’analyse du rêve éveillé du docteur Robert Desoille, le bleu, l’or et le rose sont de même nature. Le troc au niveau de ces trois états est honnête. Le public est très réceptif, il est saisi par une valeur nouvelle et, plein de bonne volonté, reste perplexe et attend quelque chose, car il ne voit toujours rien de ses yeux, ni peinture, ni phénomène visuel quelconque. Je me résous à commenter mon acte et déclare : « Il vous semble peut-être que je tente là l’impossible, que je me rue vers quelque chose d’inhumain… À vrai dire, je le souhaiterais presque pour ma part ; je veux dire que je souhaiterais commencer aujourd’hui par cet acte ma carrière picturale, mais hélas ! tout ceci est bel et bien humain dans le sens le plus authentique et constructif qui soit, le plus classique qui soit, car c’est le résultat d’une longue évolution, d’une continuelle et persévérante recherche personnelle, souvent difficile à travers les années, d’une libération, d’un confort toujours plus vrai, plus juste et plus aéré dans l’existence matérielle et tangible que nous vivons, existence étouffée et obscurcie par la technique, qui est la fausse perspective illusoire de la science. La vraie science qui, elle, est de l’art pur. » J’ai justement tenu à réduire aux limites les plus extrêmes mon action picturale pour cette exposition. J’aurais pu faire des gestes symboliques, comme balayer l’emplacement qui m’était réservé dans cette salle, j’aurais pu même peindre les murs avec un pinceau sec, sans couleur. Non ! Ces quelques paroles que j’ai prononcées, ça a déjà été trop. Je n’aurais pas dû venir du tout et même mon nom n’aurait pas dû figurer au catalogue.
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