Document, 1959, ca.

Yves Klein, "Overcoming silence, cutting it up..." ("The Truth becomes reality")

Vaincre le silence, le dépecer, prendre sa peau et s’en vêtir pour ne plus jamais avoir froid spirituellement. Je me sens comme un vampire vis-à-vis de l’espace universel ! Mais, revenons aux faits ; toujours là dans l’atelier avec mes modèles, je lis le Journal de Delacroix en 1956 et soudain ces lignes : « J’adore ce petit potager, ce soleil doux sur tout cela me pénètre d’une joie secrète, d’un bien-être comparable à celui qu’on éprouve quand le corps est parfaitement en santé. Mais que tout cela est fugitif, je me suis trouvé une multitude de fois dans cet état délicieux, depuis les vingt jours que je passe ici. Il semble qu’il faudrait une “marque”, un souvenir particulier pour chacun de ces “moments”6 ». Ce qu’il faut à un artiste, c’est un tempérament de reporter, de journaliste, mais dans le grand sens de ces mots, peutêtre oubliés aujourd’hui. Je comprends à présent que la marque spirituelle de ces états-moments, je l’ai, par mes monochromes. La marque des états-moments de la chair, je l’ai aussi par les empreintes arrachées aux corps de mes modèles. … Mais la marque des états-moments de la nature ? … Je bondis dehors et me voilà au bord de la rivière, dans les joncs et dans les roseaux. Je pulvérise de la couleur sur tout cela et le vent qui fait plier les fines tiges vient les appliquer avec précision et délicatesse sur ma toile que je présente ainsi à la nature frémissante : j’obtiens une marque végétale. Puis il se met à pleuvoir une pluie fine de printemps ; j’expose ma toile à la pluie et le tour est joué. J’ai la marque de la pluie ! une marque d’événement atmosphérique 7. Une idée me vient : puisque je désire aussi climatiser la nature tout entière depuis si longtemps à l’aide, soit de miroirs solaires, soit d’autres techniques scientifiques non encore découvertes, cela après que les premiers pas auront été faits avec l’architecture de l’air que nous réalisons en ce moment en collaboration avec l’architecte Werner Ruhnau et qui permettra alors de vivre nu partout à l’aise dans les immenses régions que nous aurons tempérées et transformées en véritable paradis terrestre retrouvé. Il devient tout à fait naturel que le modèle sorte enfin avec moi de l’atelier et que, moi, je prenne les empreintes de la nature et que le modèle soit là soudain, en place, dans la nature, et marque aussi la toile là où elle se sent bien, dans l’herbe, dans les roseaux, au bord de l’eau ou sous la cascade, nue, d’une manière statique ou en mouvement, en vrai sujet de cette nature et enfin intégrée complètement. Tous les événements des « sujets » de la nature, hommes, animaux, végétaux, minéraux, et les circonstances atmosphériques, tout cela m’intéresse pour mes naturemétries 8. Je travaillerai même, je crois, non plus avec des couleurs, mais avec la transpiration des modèles mêlée de poussière avec leur propre sang peut-être, la sève des plantes, la couleur de la terre, etc., et le temps fera tourner au bleu monochrome i. k. b. les résultats obtenus.
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