Document, 1960, ca.

Yves Klein, "L'aventure monochrome' 'Mon livre' 'Le vrai devient réalité"

Il existe bien des « qualités » et des « degrés » du « moment », et l’amateur reconnaît bien vite ce moment dans la manière d’un peintre, qu’il a eu ou ressenti lui aussi, et après lequel il court éperdument, car ce moment a illuminé sa vie comblée par l’ennui. Tous les peintres sont bons peintres, chacun à leur niveau. Comme tout le monde goûte à la béatitude, au Paradis selon Dante, mais chacun à son niveau. Les amateurs ne manquent pas pour les peintres que nous appelons les mauvais peintres, ils sont vulgaires, grossiers et ordinaires ; ce qui n’est pas mal du tout. Le principal, c’est de réussir à faire la marque pour que les autres la reconnaissent. Les mauvais tableaux ne sont pas plus mauvais que les bons ; ils sont pour une plus grande majorité d’individus. Cette majorité offre plus de possibilités matérielles dans l’ensemble car elle représente le nombre en tout cas, et presque toujours la richesse matérielle en même temps. Ce qui fait que les peintres médiocres réussissent mieux que les peintres non médiocres, mais à la première manche seulement (cette première manche peut durer quelquefois toute la vie du peintre). Quand le public, le grand public a en soi, « en masse », le sens du grand moment à l’état supérieur, et lorsque le peintre qui peint des moments de haute qualité peut, par je ne sais quel déclic, toucher aux sens de perception des grands moments que perçoit la masse, alors, c’est la gloire justifiée sur-le-champ. Les collectionneurs sont d’une autre race encore. Ils ont compris que derrière les différentes manières personnelles des peintres, se trouvent des moments, tous de nature particulière et différente, et ils achètent et collectionnent par esprit de prudence, à l’égard d’un certain inconnu qu’ils poursuivent et qui les assure sur l’avenir.

Delacroix (journal page 239 – 8 avril 1854) : « L’homme heureux est celui qui a conquis son bonheur ou le moment de bonheur qu’il ressent actuellement. Le fameux progrès tend à supprimer l’effort entre le désir et son accomplissement : il doit rendre l’homme plus véritablement malheureux. L’homme s’habitue avec cette perspective d’un bonheur facile à atteindre : suppression de la distance, suppression du travail dans tout. » La composition, la trame même de mes tableaux, c’est la texture de la matière picturale, elle doit être très effacée, très travaillée, forte, sérieuse, pour laisser voir dans toute sa splendeur, la couleur. Delacroix dit encore avec raison : « Je ne sais si je me trompe mais je crois que les plus grands artistes ont eu à lutter grandement contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes. Il ressort plus que jamais l’inconvénient de donner aux détails par la grâce ou la coquetterie de l’exécution un intérêt tel qu’on regrette ensuite mortellement de les sacrifier quand ils nuisent à l’ensemble. » Ils sont nombreux les peintres et les spécialisateurs d’espaces qui s’ignorent. À une Américaine qui m’interviewait il y a quelques mois pour la radio, je répondis alors qu’elle venait de me dire : « Si j’ai bien compris, dans votre peinture, vous avez pulvérisé la barrière de la forme ? » – « Oui, je pourrais même dire que, dans mes tableaux, j’ai réussi à supprimer l’espace qui existe devant le tableau, dans le sens où la présence du tableau envahit cet espace et le public lui-même. » À la conférence-discussion de l’i.c.a. de Londres, un homme s’est levé et, furieux, s’est écrié : « Tout ceci est une gigantesque plaisanterie ; que penser en effet d’une symphonie à une seule note continue ? » C’est alors et ainsi que j’eus la victoire dès le début, j’avais là mon magnétophone sur lequel il y avait, enregistrés effectivement, plusieurs cris humains très longs et continus. Je descendis de l’estrade pour toute réponse et pris le magnétophone par terre pour le poser sur la table et le mettre en fonctionnement : la salle rugissait de joie. Le geste avait donné la victoire car je ne pus passer finalement les sons et les cris, il n’y avait pas de prise de courant à proximité. On me fit crédit. Le geste seul avait suffi. Le public avait accepté l’intention abstraite. À cette même conférence de Londres, des amis me défendaient mal, répétant : « C’est pur ! Il est la pureté pure, etc. » Une jeune fille, s’étant levée après la projection du film sur l’époque bleue à Paris dans lequel Bernadette toute blonde apparaissait un moment, protesta en disant : « S’il est si pur, que penser de cette jolie blonde par rapport à lui dans le film que nous venons de voir ? » Je me levai à mon tour et, la regardant bien en face, je lui répondis : « J’aime les belles filles blondes à la folie et j’en ai beaucoup, et, vous, vous me plaisez dans le fond beaucoup aussi. J’aimerais bien vous voir en particulier après tout ceci, sans penser à ma peinture. » Elle n’ajouta plus rien, s’assit, toute rougissante !
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