"Ma galerie était minuscule. A peine ouverte, elle est devenue célèbre. C'était un climat, un lieu de tentatives, de provocations, de rencontres, de réussites.
Un jour, pendant l 'exposition de Tsingos, en octobre 1956, je vis entrer un jeune homme à l'allure sportive, avec un beau sourire franc et de grands yeux noirs qui vous regardaient droit dans les prunelles.
— Je suis Yves Klein, dit-il. Je viens de la part de Claude Rivière, je vous ai apporté un tableau.
II tenait à la main un petit tableau orange tout uni, tout lisse comme un pan de mur.
— Ce n'est pas un tableau !
— Si, c 'est une proposition monochrome. Je vous le laisse quelques jours, vous me direz ce que vous en pensez.
C'est ainsi que tout a commencé.
Yves Klein, à partir de ce moment, ne cessa de me harceler pour m'entraîner dans son univers.
Je finis par me rendre à son atelier, c'était son atelier de judo boulevard de Clichy. Ses tableaux étaient accrochés sur les murs. J'ai pensé : il a peint des ceintures de judo. Les tableaux, monochromes, étaient noirs, jaunes, verts, blancs, etc. Dans cette pièce, on sentait que l'inspiration venait de l'unité, de la simplicité, de la maîtrise du judo.
Yves Klein avait de toute évidence une concentration sur lui-même extraordinaire et un magnétisme puissant. II était dévoré d'une seule ambition, le désir fulgurant de transmettre son message : l'absolu. (...)
Toutes les manifestations les plus percutantes furent le fruit de notre complicité, à laquelle vinrent se joindre Jean Tinguely et Norbert Kricke, le sculpteur allemand grâce auquel Yves Klein réalisa la décoration de l'opéra de Gelsenkirchen, son œuvre maîtresse. Yves Klein avait un charisme certain. Malgré l'apparence absurde de sa démarche, il trouvait de farouches supporters : Claude Pascal, Arman, Bernadette Allain, Robert Godet, Raymond Nains, Pierre Henry, Soto, Werner Ruhnau, tant d'autres et la radieuse Rotraut qui devait, par la suite, devenir son épouse. Il projetait la foi, la certitude qu'il avait en lui-même. Il nous fallait aussi la présence d'un critique d 'art pour cautionner son œuvre. Yves jeta son dévolu sur Pierre Restany qui le séduisait par sa faconde, son habileté littéraire et son imagination débridée qui allait bien avec la sienne.
Si l'œuvre de Klein est aujourd'hui reconnue, admirée, quasi déifiée, si elle inspire toujours les nouveaux venus dans l'art, il n'en était pas de même lorsque je l 'exposais à Paris et de par le monde. Je devais subir les quolibets, affronter les médisances de l'intelligentsia artistique de l'époque. (...)
Dans son thème astral que j'avais fait faire pour savoir, pour nous guider, Yves avait toutes les caractéristiques d'un être habité. Il brûlait, et s'il brûlait d'un feu tellement intense, s'il était animé d'une telle frénésie, d'une telle impatience de s'imposer, d'un tel désir d'être reconnu dans l'immédiat, n'était-ce pas aussi par une sorte de prescience de sa fin prématurée ?
Durant sa vie si brève Yves Klein a parcouru le cycle complet des réalisations uniques, il a atteint l'universalité."
Iris Clert, extrait du catalogue de l’exposition Yves Klein, Centre Georges Pompidou, Paris, 1983
© Musée National d'Art Moderne, Paris, France