"En 1898, Gaston Adam, marchand de couleurs à Versailles, s'installe à Montparnasse, boulevard Edgar-Quinet. Déjà vers 1912, Matisse, Picasso et Derain (élève à l'Académie Julian), entre autres artistes, fréquentaient notre Maison. En 1924, notre père Albert Adam, aîné de cinq garçons, lui succéda. Mon frère Jean et moi-même prîmes la suite jusqu'en 1999, date à laquelle nous cédâmes la Maison Adam à nos amis et confrères Guy Elmalek et son fils Jérôme.
J'ai connu Yves Klein dans les années 1954-55. Il venait nous acheter différents pigments et liants, des pinceaux et des rouleaux à peindre dont il faisait une consommation inhabituelle. Trop impatient, il ne prenait pas le temps de les nettoyer. Je le lui ai fait remarquer et c'est ainsi qu'a commencé notre relation ; plus notre intérêt commun pour le judo et quelques moments privilégiés à La Coupole.
Un jour, Yves me demanda de lui montrer toute notre gamme de bleus. Deux avaient sa préférence : le bleu de Prusse et l'outremer. Afin de bien les apprécier à la lumière du jour, je mis côte à côte, sur une feuille de papier blanc étalée sur le trottoir, une pelletée de chaque. Je m'y vois encore ! Le bleu de Prusse, pigment velouté très intense, le séduisait, mais ce pigment est peu solide et vénéneux. Quelques jours plus tard il arriva, tout agité, accompagné cette fois-ci de son ami Horia Damian. Le choix fut arrêté. Ce serait donc l'outremer, dont le nom fait déjà rêver. Mais l'ami Yves dans sa quête d'absolu voulait un médium qui respecte, autant que faire se peut, l'aspect originel du pigment, quelle qu'en soit la couleur.
Après différents et parfois longs essais, dont certains avec des produits d'outre-Atlantique, j'ai retenu un acétate de vinyle en solution alcoolique conçu et fabriqué, à l'époque, par Rhône-Poulenc. Contrairement à ce qui a été écrit dans la presse, certains livres et revues, et dit dans des émissions de radio ou de télévision, je n'étais pas un "jeune chimiste" mais simplement un bricoleur curieux et un peu "touche-à-tout" !
C'est également chez Adam que Yves "pêcha l'idée des éponges". Dans la vitrine centrale que je venais de refaire, j'avais disposé notre magnifique éponge d'exposition d'environ 35 cm de diamètre avec, pour le décor, quelques filets de pêche et des peaux de chamois... Il ne regardait qu'elle. Un coup de son œil de velours, sourire charmeur... et il est reparti avec ! Quelque temps plus tard, il m'a dit qu'elle s'était vendue à Londres, "grâce à toi" m'a-t-il dit, 120 livres ! "Je me marre", aurait dit Coluche, client et fidèle copain.
Ses idées, ses projets, Yves venait parfois m'en parler, toujours aussi impatient, et nous en discutions autour d'une table, souvent la même, du café voisin La Liberté : joies, réussites, échecs ou difficultés occasionnelles avec le monde de l'Art.
En 1957, je me suis rendu en Allemagne, à Gelsenkirchen, me faisant précéder de trois fûts du fameux médium, de quelques sacs du bleu d'outremer référencé et d'autant d'éponges qu'il en fallait pour couvrir une surface de 150 mètres carrés pour décorer le mur du hall du théâtre !
Autre souvenir : celles des "Anthropométries", qui m'amenaient parfois rue Campagne-Première pour une livraison urgente de dernière heure, sans oublier la lessive !
Et puis, le mariage à Saint-Nicolas-des-Champs, en présence du ban et de l'arrière-ban des Chevaliers de Saint-Sébastien avec Rotraut, "notre" Traut-Traut, belle, si belle, et encore plus rayonnante avec, en son sein, le petit Yves...
Quelque temps plus tard, Yves nous quittait. Comme je l'ai déjà relaté en 1989 dans la revue "Art Thèmes", Braque, client également d'Adam, a écrit dans ses cahiers : "Le tableau est fini quand il a effacé l'idée." Cette phrase m'a toujours paru convenir à Yves. Et j'ajoutais qu'il nous avait quittés sur un Klein d'œil.
Édouard Adam, Avril 2006
extrait du livre "Yves Klein dans ses murs", Collectif, La Coupole, Paris, France, 2006