Avant son décès tragique à l’âge de 34 ans, il avait acquis une solide réputation, pas seulement en Europe mais aussi aux États-Unis. Son influence subsiste encore chez de nombreux jeunes artistes.
J’avais entendu parler des «immatériels» grâce à Virginia Dwan, une autre collectionneuse. C’est dans sa galerie que j’avais rencontré Yves Klein et sa femme Rotraut, d’origine allemande. Donc, quand j’ai donné mon accord pour en acquérir un, j’avais une petite idée de ce qui se passait, mais c’est tout. Tout d’abord, j’ai dû acheter 160 grammes d’or pur sous la forme de seize petits lingots. Ensuite, nous nous sommes donné rendez-vous aux abords de la Seine, près du Pont-Neuf, à 11 heures du matin. C’était le 2 février 1962.
Quand ma femme et moi sommes arrivés nous avons retrouvé Yves, sa femme, et plusieurs témoins dont François Mathey du Louvre, Madame Bordeaux Le Pecq du Musée d’art moderne, Virginia Dwan, et le critique Pierre Descargues. Yves Klein m’a demandé de sortir la moitié des lingots de la boîte qui les contenait. J’étais tendu et mon corps était crispé. Les huit lingots semblaient très lourds dans ma main. J’ai regardé Yves Klein, avec son visage juvénile et ses cheveux bien peignés qui semblaient à peine dérangés par la brise. Ses yeux avaient quitté les miens et étudiaient la rivière et le ciel. À côté de moi, sa femme portait un turban de velours gris et un col en fourrure. Le soleil brillait et il ne faisait pas aussi froid que cela aurait dû être le cas pour une journée de février. «Maintenant, a dit Yves Klein doucement, jetez les lingots dans le fleuve.»
À ce moment-là, je ne sais pas pendant combien de temps j’ai hésité. L’action de littéralement jeter de l’argent n’était conforme ni à mon éducation ni à ma personnalité. Néanmoins, j’ai ressenti une vague d’exaltation accompagnée d’une sorte de créativité que je n’avais connue jusqu’alors qu’en de rares occasions lorsque j’écrivais. J’avais l’impression d’être hors de mon corps, de ne pas être complètement moi-même, un sentiment paradoxal de recevoir plus que ce que je donnais. Lentement ma main s’est élevée pour pouvoir atteindre la Seine, quelques mètres plus bas, et dans une brusque montée d’extase, j’ai jeté l’or en direction du fleuve. J’ai suivi des yeux son parcours, son ascension étincelante sous les rayons du soleil, puis sa disparition dans l’eau, accompagnée de petits clapotements. Je me suis senti purifié, comme si j’avais volé avec lui et laissé derrière moi le poids de la vie quotidienne. J’ai repris mes esprits au son de la voix d’Yves Klein qui prononçait des mots que je ne distinguais pas. Il m’a tendu un papier qu’il m’a demandé de lire. C’était le contrat de vente.
«Que voulez-vous en faire ?» a-t-il demandé. Ma première réaction fut de le plier et de le ranger mais une expression d’attente intense dans les yeux de l’artiste m’en a empêché. «Puisque c’est un immatériel, ai-je murmuré, qu’il le reste.» J’ai fouillé dans les poches pour trouver une allumette. Je n’avais pas eu le temps d’en craquer une qu’il m’avait tendu une des siennes déjà allumée. Je l’ai approchée de l’un des coins du papier. Nous avons tous regardé en silence le contrat se transformer en cendres, et, alors qu’il commençait à s’élever dans les airs, Yves Klein l’a poussé vers le fleuve. Cela semblait faire partie du rituel. Les cendres ont disparu et, pendant un instant, nous sommes restés silencieux. La Zone de sensibilité picturale immatérielle, comme Yves Klein appelait l’événement, m’appartenait pour le reste de ma vie.
Je dois préciser que je n’ai jamais connu d’expérience artistique qui égale la profondeur de sentiment de celle-ci. Elle a déclenché en moi un choc d’autoreconnaissance et une explosion de ma conscience spatio-temporelle.
Michael Blankfort