Outre des tableaux monochromes, des anthropométries, des peintures de feu et bien des projets qui relèvent du visible, Yves Klein réalisa, exposa, vendit des œuvres « invisibles ». Je voudrais montrer que ces ventes relèvent d’une stratégie de crédibilisation dont le principe est simple : puisqu’elles sont proposées sur le marché de l’art et qu’elles trouvent des acquéreurs, ces réalisations impalpables existent pleinement et possèdent bel et bien le statut d’œuvres à part entière. Néanmoins, dans la mesure où elles ne sont pas des œuvres comme les autres, car elles ne sont pas consubstantiellement liées au support d’un artefact — comme une peinture — ou d’un objet — comme un ready-made — leur condition de vente et leur paiement sont régis par des modalités mises au point par l’artiste afin d’en manifester la singularité.
La sensibilité picturale invisible et sa valeur
Yves Klein s’inscrit dans les pas de ses aînés lorsqu’il publie deux recueils de planches censées reproduire plusieurs de ses monochromes. Les légendes de celles qui sont réunies dans Yves Peintures (1954) mentionnent notamment des villes dans lesquelles l’artiste a résidé : Nice, Paris, Londres, Madrid, Tokyo. Le message implicite est clair. En 1954, Klein peint des tableaux monochromes depuis déjà plusieurs années, il a une stature internationale et ses œuvres sont assez réputées pour faire l’objet d’une série de reproductions. En fait, Klein retourne l’ordre logique traditionnel. Les monographies, même modestes, entérinent un succès acquis, alors qu’il fait paraître ces recueils avant d’avoir exposé quoi que ce soit. Il n’en reste pas moins que l’artiste débutant utilise des moyens de valorisation éprouvés. Il poursuit dans cette voie avec Haguenault Peintures (1954), ouvrage jumeau du précédent dont plusieurs légendes s’appuient sur l’insertion supposée des monochromes dans des collections privées pour conforter leur appartenance au monde de l’art.
Klein innove lors de la première exposition de son « époque bleue », Poposte monocrome. Epoca blu (Milan, galerie Apollinaire, janvier 1957), ou plus exactement avec la présentation rétroactive qu’il en fait, peu après sa fermeture. Au moment du vernissage de cette exposition, onze tableaux de même format, de même texture, recouverts du même bleu outremer, étaient proposés au même prix — 25 000 lires. Lorsque l’artiste affirme qu’ils étaient affichés à des prix différents, il construit une fable didactique fondée sur l’intrication entre valeur financière et valeur artistique. Klein souhaite imposer l’idée que la qualité substantielle du tableau réside dans la « sensibilité picturale », par essence invisible, mais pourtant capable d’agir avec force sur les amateurs. Les plus attentifs d’entre eux surent en effet discerner, selon l’artiste, la singularité de chacune des « propositions monochromes » mises en vente à des prix différents, et cela contrairement à la pratique alors répandue d’une cote fixée « au point », indexant le prix sur les dimensions de la peinture. Klein s’en réjouit : « Ce fait démontre que la qualité picturale de chaque tableau était perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique d’une part et, d’autre part, évidemment que ceux qui choisissaient reconnaissaient cet état des choses que j’appelle la “Sensibilité picturale”» L’adhésion des amateurs, ou au moins d’une part d’entre eux, est fondamentale pour la réussite du projet artistique. L’accord sur les modalités de l’échange marchand vaut ici accord sur ce qui est échangé. Restait à passer du mode de l’imagination spéculative à celui du marché de l’art proprement dit.
Exposer la sensibilité picturale immatérielle
Il est possible que la qualité substantielle des monochromes bleus réside dans le rayonnement de la sensibilité picturale invisible dont ils seraient diversement chargés. Chacun demeure cependant libre de n’en rien croire et d’apprécier ces tableaux parfaitement visibles pour d’autres raisons. Afin que sa démonstration soit plus probante, Klein décide donc de présenter cette « sensibilité » libérée de tout support. Avant de procéder à une spectaculaire « immatérialisation » du tableau, il commence par tester discrètement les réactions de visiteurs bienveillants, amis ou critiques d’art. Il saisit l’occasion de son exposition à la galerie Colette Allendy (Paris, mai 1957) pour disposer des œuvres bleues au rez-de-chaussée et, au premier étage, des « surfaces et blocs de sensibilité picturale ».
Peu de visiteurs ont emprunté l’escalier, mais un compte rendu filmique de l’exposition montre l’artiste à l’étage, dans la pièce vide, nous invitant, par une gestuelle appropriée, à percevoir la « présence » de tableaux invisibles. Et un article signé J. A. (Julien Alvard), paru dans la revue Cimaise (juillet-août 1957) évoque cette « chambre claire sans aucun tableau » dont « les murs réceptifs révèlent la présence du bleu sans aucun support ». Après la réussite discrète de cet essai, Klein décide de donner un vif éclat à la présentation de la « sensibilité picturale immatérielle » et il prépare une exposition dépourvue de titre au moment du vernissage, qu’il nomme plus tard La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée avant qu’elle ne passe à la postérité sous l’appellation trompeuse d’exposition « du Vide » (Paris, galerie Iris Clert, avril 1958).
Rien de tangible n’est exposé, rien n’est à vendre, mais l’artiste tenant à éviter que des visiteurs ne lui dérobe des « lambeaux » de sensibilité picturale, adjoint au carton pour le vernissage de cette manifestation « une sorte de bon d’entrée gratuite » qui stipule : « Invitation pour deux personnes. Pour toute personne non munie de cette carte, le prix d’entrée est de 1 500 Francs ». Celles qui n’en sont pas munies sont censées payer cette somme (l’équivalent d’environ 25 € actuels) pour pénétrer dans la galerie. Dans son récit du vernissage, l’artiste ne manque pas de noter que « certaines personnes, furieuses d’avoir payé 1 500 francs d’entrée pour ne rien voir du tout de leurs yeux à l’intérieur sont allées se plaindre ».
Klein a déclaré plus tard avoir vendu deux œuvres immatérielles lors de cette exposition, mais rien n’avait été prévu pour organiser leur achat, bien que la question préoccupât l’artiste depuis plusieurs mois. L’exposition collective à laquelle il participe en mars 1959, Vision in Motion – Motion in Vision (Anvers, Hessenhuis) lui fournit l’occasion d’une première formulation des modalités de leur vente.
La valeur or de la sensibilité picturale immatérielle
Klein ne présente rien de tangible dans la salle d’exposition. Aussi, le soir du vernissage, lorsque l’organisateur de la manifestation lui demande où est son œuvre, la réponse fuse : « Là, là où je parle en ce moment. » Le dialogue se poursuit : "Et quel en est le prix de cette œuvre ? — Un kilo d’or, un kilo d’or pur me suffira". Cette exigence scelle l’association entre l’immatériel et l’or. L’artiste édicte très volontairement des conditions qu’il juge lui-même « extravagantes », au lieu de proposer tout simplement « un prix normal représenté par une somme d’argent », car cela ne convient nullement à la valeur de la « sensibilité picturale à l’état matière première ».
Comme les œuvres immatérielles, l’or est inaltérable. En outre, il demeure, au moins mythiquement, l’étalon monétaire de référence, quand la sensibilité picturale représente la valeur par excellence du tableau et, par extension, de toute œuvre d’art. L’emprunt Pinay, lancé en décembre 1958 et indexé sur l’or, exempté de l’impôt sur les successions, avait réactivé le crédit accordé à ce métal si fascinant lorsque Klein y recourt. Indexant lui-même ses œuvres les plus sujettes à caution sur l’or, l’artiste leur agrège un « capital confiance ». Restaient à formaliser et les œuvres cessibles et les modalités de leur acquisition.
Fin 1959, Klein met au point des reçus destinés à authentifier les cessions de ses « zones de sensibilité picturale immatérielle ». Ces reçus sont réunis dans des carnets dont la présentation évoque celle des « chéquiers », terme aussitôt adopté et répandu, de manière aussi récurrente que fautive, y compris par les proches de l’artiste. La logique de l’étalon or et celle du chèque sont pourtant loin d’être équivalentes.
Les quatre premiers acheteurs (décembre 1959) ont conservé leurs reçus. Certains l’ont encadré, engendrant un risque de confusion, car l’œuvre n’est pas le document qui en atteste la vente. Pour pallier cette dérive, Klein met au point les « Règles rituelles de la cession des zones de sensibilité picturale immatérielle ». Elles stipulent que l’acquéreur se prive de « toute l’authentique valeur immatérielle de l’œuvre » s’il conserve le reçu. Il doit le brûler en présence de témoins pour que « la valeur fondamentale immatérielle de la zone lui appartienne définitivement et fasse corps avec lui » ; l’artiste, quant à lui, rend alors à la nature la moitié de l’or reçu. Trois cessions complètes (à Claude Pascal, Dino Buzzati et Michael Blankfort), avec destruction du reçu par le feu, ont été accomplies (février 1962). Ce fait est déterminant, car les « zones de sensibilité picturale immatérielle » seraient demeurées des fictions si aucun acquéreur ne leur avait apporté le gage d’une réelle existence marchande, signe et garantie d’une existence artistique.
Klein a conservé six petits lingots d’or, provenant sans doute de la cession consentie à Michael Blankfort. Anonymement, il déposa aussi à Cascia, dans le monastère où est conservé le corps de sainte Rita, patronne des causes désespérées, un ex-voto découvert et authentifié en 1979. Cette boîte en Plexiglas transparent contient du pigment bleu, du pigment rose, des feuilles d’or, une prière adressée à la sainte et trois lingots d’or fin, « produit de la vente des quatre premières zones de sensibilité picturale immatérielle ». Nous sommes là bien loin des plaisanteries et fadaises avant-gardistes, bien loin aussi du mercantilisme, au plus près du « merveilleux » que l’artiste n’a cessé d’appeler de ses vœux et auquel une utilisation judicieuse du marché de l’art contribua à conférer l’aura d’une authentique concrétude.
Denys Riout
Séminaire de recherche Arts & Sociétés