Quelques privilégiés, des amis, des critiques d’art furent invités à se rendre au premier étage de la galerie Colette Allendy pour y découvrir les « Surfaces et blocs de sensibilité picturale » présentés dans une salle en apparence vide. Un article dans la revue Cimaises (juillet-août 1957) et un film attestent la réalité de cette expérimentation. Le film, muet mais en couleur, organise une promenade en caméra subjective dans l’exposition, depuis l’entrée de la galerie, la visite du rez-de-chaussée, jusqu’à l’arrivée au premier étage. Là, l’artiste en personne nous attend. Il nous invite par ses gestes et ses attitudes à regarder des « Intentions picturales » invisibles accrochées au mur, et à considérer avec attention des « Blocs de sensibilité picturale ». Rien de tout cela ne peut être vu, certes, mais n’y a-t-il rien pour autant ? Le réel ne se résume pas aux seules réalités visibles. Yves Klein estime que la qualité essentielle de la peinture réside dans la « sensibilité picturale » qui émane du tableau. Chacun en ressent la présence sans pour autant pouvoir dire où elle se situe ni comment elle nous touche. Or c’est cette essence invisible de la peinture qu’il entreprend de présenter directement, sans intermédiaire, sans le support du tableau.
La tentative confidentielle menée en 1957 incite Klein à poursuivre dans cette voie. Il prépare avec soin l’exposition devenue depuis lors l’une des plus célèbres du XXe siècle, sous un nom qui ne permet guère d’en comprendre les enjeux, « Exposition du vide ». Le jour choisi pour son vernissage, le 28 avril 1958, événement artistique et mondain considérable, coïncide avec le trentième anniversaire de l’artiste. Cette fois encore, il sait trouver les moyens formels appropriés pour traduire et donner à comprendre ses intentions lorsqu’il « décide de présenter chez Iris Clert le “Bleu immatériel” ».
Klein organise une manière de diptyque. Le carton d’invitation comporte un texte de Pierre Restany, imprimé en bleu. Sur chaque enveloppe d’expédition, le timbre bleu, monochrome miniature, rappelle le souvenir de l’époque bleue dont cette manifestation s’affirme tributaire. L’obélisque de la place de la Concorde devait être illuminé en bleu le soir du vernissage mais la Préfecture de police de Paris retira au dernier moment son autorisation. Avec l’accord d’Iris Clert, l’artiste condamne la porte sur rue de la galerie et il peint sa vitrine en bleu jusqu’à une certaine hauteur, afin qu’il soit impossible d’en découvrir le contenu depuis l’extérieur. Un grand dais bleu entoure la porte d’accès à l’immeuble, par laquelle les visiteurs doivent passer avant d’accéder à la galerie dont l’entrée de service est masquée autant que signalée par une tapisserie bleue. Avant qu’ils ne pénètrent dans l’exposition, les visiteurs se voient proposer un cocktail bleu. Le bleu visible à l’extérieur sera également présent en eux. Enfin parvenus à l’intérieur de la galerie, ils découvrent une pièce vide, fraîchement peinte en blanc, y compris la face intérieure de la vitrine, bleue à l’extérieur. Ainsi, comme l’a expliqué Klein à plusieurs reprises, le « Bleu tangible et visible » est-il partout présent dans cette manifestation, mais exclusivement hors de la galerie qui accueille « l’immatérialisation du Bleu », offre un écrin à « l’espace colore qui ne se voit pas, mais dans lequel on s’imprègne. »
Fallait-il regarder ces murs repeints en blanc ? Devait-on considérer le « vide » lui-même, présenté ici avec une certaine emphase ? Ou encore, plus subtilement, s’attacher à l’exposition du White Cube en tant que tel ? Non bien sûr, car dans la galerie régnait « le vrai bleu, le bleu de la profondeur bleue de l’espace. Le bleu de [son] royaume… de notre royaume ! » Si nous suivons les explications de l’artiste, que nous y adhérions ou non, il nous faut admettre que l’espace de la galerie, loin d’être « vide », était saturé de « sensibilité picturale à l’état pur ». Du tableau, physiquement absent mais affectivement présent, il ne subsistait que sa qualité essentielle, un « rayonnement » qui n’est pas visible — ce qui ne veut nullement dire qu’il ne serait pas possible de le « percevoir ». Éphémère par définition, l’exposition demeure inscrite dans les mémoires et son souvenir se perpétue grâce aux documents, récits et analyses.
Quand il est convié à participer à une exposition collective organisée à Anvers, Vision in Motion/Motion in vision, Klein ne cherche pas encore à pérenniser la « sensibilité picturale immatérielle » pour les collectionneurs et pour la postérité. Il décide de participer à cette manifestation et de ne rien y montrer, ou du moins rien de tangible. Le jour du vernissage (17 mars 1959), alors que l’emplacement réservé à ses œuvres demeure « vide », il affirme devant les organisateurs et le public : « D’abord, il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue » – une formulation empruntée à un ouvrage de Gaston Bachelard, L’Air et les songes. L’un des organisateurs de l’exposition lui demande où se trouve son œuvre. « Là, là ou je parle en ce moment », affirme l’artiste. « Et quel en est le prix », poursuit son interlocuteur auquel Yves Klein, souverain, répond : « Un kilo d’or, un lingot d’or pur d’un kilo me suffira. »
En l’absence de toute préparation concrète repérable, le verbe seul, proféré par un énonciateur autorisé, peut faire apparaître l’œuvre aux yeux de l’esprit des spectateurs rassemblés. Ici, Yves le Monochrome se porte garant de la présence effective d’une sensibilité invisible. Pour introduire les œuvres immatérielles sur un marché de l’art qui confère une reconnaissance symbolique, l’artiste met au point des reçus réunis dans des carnets à souche. Il édicte également des « règles rituelles » présidant à la transaction et destinées à éviter toute confusion entre l’œuvre proprement dite, immatérielle, et le reçu remis à l’acheteur. Les « zones de sensibilité picturale immatérielle » sont regroupées en sept séries dont la valeur s’échelonne de 20 à 1280 grammes d’or pour une zone. Bien entendu, l’acheteur peut conserver son reçu mais il est prévenu que dans ce cas, et bien qu’il soit propriétaire de la zone acquise, « toute l’authentique valeur immatérielle de l’œuvre » lui échappe. Pour que la « valeur fondamentale de la zone lui appartienne définitivement », il doit « brûler solennellement son reçu ». Plus de trace donc, si ce n’est celle de son nom sur la souche d’un carnet, et le souvenir inscrit dans sa mémoire comme dans celle des témoins requis par le cérémonial de la cession. Par ailleurs, la règle le précise sans ambiguïté, pendant que l’acquéreur brûle son reçu Klein doit jeter dans un endroit où nul ne pourra le récupérer la moitié de l’or reçu en paiement de la zone considérée. Peu avant sa disparition brutale, il accomplit ce rite à trois reprises, à l’ombre de la cathédrale Notre-Dame de Paris, au bord de la Seine où il jeta l’or. Son ami Claude Pascal, Dino Buzzati et un scénariste américain, Michael Blankfort ont, à cette occasion, brûlé leur reçu.
L’exposition dite « du vide », l’usage d’une parole instauratrice à Anvers et la vente de « zones de sensibilité picturale immatérielle » autorisent Yves Klein à proclamer : « Il ne suffit pas de dire ou d’écrire : “J’ai dépassé la problématique de l’art”. Il faut encore l’avoir fait. Je l’ai fait. » Ces trois phrases figurent en tête de l’opuscule qu’il publie en décembre 1959, Le Dépassement de la problématique de l’art. L’artiste reprend ici divers textes, fait le point sur certaines de ses réalisations, et il évoque plusieurs projets, notamment les « architectures de l’air » auxquelles il travaille avec Werner Ruhnau, et la « Création d’un centre de la sensibilité », une école d’art d’un genre nouveau dont le modèle paraît avoir été prophétique lorsque l’on considère l’évolution des écoles de beaux-arts. L’exposition d’avril 1958 qu’il dote dans l’ouvrage d’un titre précis et pourtant énigmatique, « La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée », y est expliquée avec un art consommé de la pédagogie. Klein ne s’est jamais contenté de faire, il a tenu à faire savoir et, encore davantage, à faire comprendre.
Denys Riout, extrait de " Des cendres incandescentes", catalogue de l'exposition "Yves Klein - Retrospectiva", à la PROA Fundación, 2017