Dialogue entre Daniel Moquay, coordinateur des Archives Yves Klein et Pierre Cornette de Saint Cyr, Commissaire-Priseur et collectionneur
DM : Compte tenu de ta connaissance des œuvres et de ta passion de collectionneur, j’aimerais savoir comment tu situes Yves Klein dans l’histoire de l’art ?
PC : Te souviens-tu que tu avais le projet d’une exposition « Yves Klein et la spiritualité occidentale » et je t’ai dit : « Je vois une grande salle blanche, avec d’un côté Le Mariage de la Vierge de Fra Angelico, et de l’autre un grand monochrome bleu. » Tout le reste est du remplissage… Yves Klein, c’est à la fois la spiritualité et la NASA, c’est un chaman et un cosmonaute et il est devenu un mythe parce que le matériau même de sa création est l’énergie de l’univers sous toutes ses formes… C’est un des génies de l’histoire de l’art. Il nous a annoncé la civilisation de l’espace et de l’immatériel et nous sommes dans cette civilisation de la conquête spatiale et de la genèse immatérielle de l’intelligence… Klein est à ce titre un artiste de science-fiction. Il a mis en forme, avec le langage le plus adapté, la civilisation à venir. Il a su dépasser le formalisme – par exemple – d’un Malevitch, et choisir la couleur ; et comme tu sais, les couleurs n’existent pas, ce sont des longueurs d’onde, parfaitement immatérielles.
DM : Comment perçois-tu l’expérience du judo dans la vie d’Yves Klein ?
PC : On oublie que Klein était un très grand judoka. Il avait deux vies. Celle de l’art, marquée par sa complicité avec Pierre Restany, et sa vie de judoka, à laquelle s’associe l’image de son amitié avec Jean Vareilles qui répétait les mouvements avec lui.
Un jour, un producteur est venu me demander d’être le « fil rouge » d’un documentaire sur Yves Klein. Il voit, dans mon bureau, la grande photo du « Saut dans le vide ». Je lui explique qu’elle est prise à Fontenay-aux-Roses, où nous décidons de nous rendre. On commence la première interview sur place, quand arrive un homme, environ 70 ans, avec une petite moustache, très à l’aise. C’était Jean Vareilles ; nous déjeunons dans le restaurant, tenu par son neveu, où Klein avait ses habitudes. Vareilles nous montre des livres, des documents, des photos. Je l’interroge : « le saut dans le vide, vous étiez là ? ». Il me répond ceci : « Bien sûr. Yves me dit un jour : “écoute, il faut que tu viennes avec des amis, je vais sauter du deuxième étage et vous me récupérerez”. Ah ces artistes ! Je ne voyais pas vraiment où il voulait en venir. Il m’est même arrivé de donner par mégarde un coup de pied dans un des tableaux installés dans le gymnase. Pour arranger ça, car j’avais fait un trou, Yves a peint un monochrome de 10 mètres de long. Mais après sa mort on a tout gratté pour mettre de la moquette ! Donc, un dimanche matin, on est venus à plusieurs avec une bâche, on a mis un matelas dessous et Yves a sauté une première fois pour voir s’il ne touchait pas le sol, puis dix fois d’affilée en faisant le kata des oiseaux. Un aigle, c’était extraordinaire. » Et Jean Vareilles me dit alors qu’il a toujours la fameuse bâche chez lui, dans sa cave, depuis quarante ans. Je m’exclame : « Mais c’est le Saint-Suaire, pour moi ! Vous avez cette bâche ? » Et gentiment il répond : « Vous aimez Klein, n’est-ce pas ? Eh bien je vous l’offre, revoyons-nous au printemps, je vous l’apporterai. »
Mais l’histoire n’est pas finie. Yves Klein avait voué sa vie à sainte Rita. Régulièrement, raconte Jean Vareilles, il méditait, accoudé à une fenêtre de la salle de judo. Et trente ans après sa mort, par la plus étonnante coïncidence, on a construit à cet endroit une chapelle de sainte Rita dont la statue fait face à cette même fenêtre. Le printemps venu, deux rendez-vous sont reportés. Je retrouve finalement Jean Vareilles à Fontenay-aux-Roses le 22 mai, au café de la Gare. Il me remet la bâche, on prend un verre et à six heures, un homme sort de la gare, une rose à la main. Il se dirige vers nous : « Pouvez-vous me dire où se trouve la chapelle de sainte Rita, s’il vous plaît ? » Et il ajoute : « Parce qu’aujourd’hui, c’est le jour de la bénédiction de sainte Rita. » Donc un, on me demande de faire un film sur Klein ; deux, par le plus grand des hasards Jean Vareilles est là ; trois, nous le rencontrons et il m’offre la bâche ; quatre, il me la donne le jour et à l’heure de la bénédiction de sainte Rita !
DM : Tu sais d’ailleurs que quand cette chapelle, dont les vitraux ont été confiés à un maître-verrier qui ne connaissait pas du tout Yves Klein, a été construite, toutes les couleurs qui ne correspondaient pas à celles de Klein ne tenaient pas - le bleu, en particulier, qui a posé beaucoup de problèmes ! La dévotion religieuse est quelque chose de très profondément ancré chez Yves Klein. Il n’est pas un mystique, il n’est pas un alchimiste ; c’est un catholique de la base. Certes, c’est un catholique qui ne passe pas par les intermédiaires et s’adresse directement au « patron ». Rotraut me dit que lorsqu’il avait envie de méditer, il allait à l’église, boulevard Montparnasse, comme Édouard Adam ou monsieur Lafon, propriétaire de La Coupole.
PC : Il a revendiqué ce mysticisme, tout de même ! Souviens-toi de cette prière à sainte Rita (« ô sainte Rita, je te confie ma vie… »), dans l’exposition que tu as organisée à Nice. Sainte Rita, c’est une amie à laquelle il parle. Peut-être l’appartenance de Klein aux Rose-Croix a-t-elle contribué à lui attribuer un certain ésotérisme spirituel ?
DM : Je ne crois pas que les Rose-Croix aient joué ce rôle. Les Rose-Croix ont été une quête adolescente, la revendication d’une spiritualité théâtrale. Cela a duré un moment, puis Yves Klein, Arman, Claude Pascal qui avaient également été initiés, sont passés à autre chose. Ce qui est certain, c’est qu’il y avait chez Yves Klein une véritable foi catholique, contrairement à ce que Pierre Restany, qui pourtant l’a connu de très près, a pu écrire – qu’Yves était jungien sans avoir lu Jung.
PC : Cette foi n’était pas séparée de la vie ; elle en faisait partie. Et ce que je trouve extraordinaire, c’est la qualité de voyant qu’il partage avec Rimbaud : en 1960, Yves Klein réalise le « saut dans le vide », arguant du fait que, étant le peintre de l’espace, il devait aller lui-même dans l’espace. On se souvient de la photographie qu’il utilise dans le Journal d’un seul jour, au-dessus de laquelle était écrit : « Un homme dans l’espace ». Trois ans avant, il avait réalisé le Globe terrestre bleu. Or en 1961, Gagarine tourne autour de la Terre : il y a bel et bien un homme dans l’espace ! On se souvient de sa phrase : « la Terre est bleue ». C’est extraordinaire, c’est de la voyance, de la part de Klein. Comme quand Rimbaud écrit, dans Une saison en enfer : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. ». Cette phrase signe, à mon avis, la fin de la Renaissance et le début du 20e siècle. Le Moyen Âge, c’est Dieu, la Renaissance, c’est Dieu et l’intelligence, le 20e siècle, c’est l’intelligence sans Dieu, le siècle où Dieu devient une hypothèse.
DM : Penses-tu que la pratique du judo a eu une véritable influence sur l’œuvre picturale de Klein ?
PC : Oui, car c’est une discipline mentale et spirituelle. Or chez Klein, tout est fondé sur la discipline mentale et sur la discipline spirituelle. Ce qu’on fait faire à son corps relève de la discipline mentale ; la pratique de l’art, c’est une discipline mentale ; la réflexion de Klein sur la vie elle-même, qui est l’art absolu, est une discipline mentale. Ce que le judo a appris à Klein c’est, plus que la spiritualité orientale, cette discipline absolue que l’art martial impose. Or, dans tout ce qu’il faisait, Klein s’imposait une véritable discipline, qui avait à voir, évidemment, avec le judo, mécanique mentale qui le forçait à aller au bout des choses. La vie d’artiste et la vie de judoka, c’était la même chose pour lui. Jean Vareilles dit que c’était un très grand judoka, un maître. La rigueur, la discipline mentale, l’énergie extraordinaire qu’il mettait dans la répétition des gestes du judo, il les a transposées à sa vie et à son art – car il fallait tout cela pour aller, dans ce domaine également, jusqu’au bout, et avancer, quoi qu’il arrive. Le mouvement est également l’une des clés de compréhension du rapport entre le judo, l’art et la vie, qui est l’art absolu : répétition des mouvements du judo, rigueur méthodique des anthropométries… Tout cela est très lié, et c’est ce qui fait de Klein quelqu’un d’extraordinaire.
DM : Pour aller dans ton sens, je rappellerai ce que Roger Tallon, le designer, ami et compagnon de route d’Yves Klein, m’a récemment dit de lui – qu’il émanait de sa personne une force tranquille. Il semblait qu’il ne pouvait rien lui arriver. Louis Frédéric, qui a beaucoup écrit sur l’Asie, m’a dit qu’Yves Klein était la seule personne zen qu’il avait rencontrée, non pas qu’il pratiquât zazen, mais parce qu’il était zen, qu’il avait en lui cette espèce de sérénité. Pourtant, les choses n’ont pas été simples pour lui : revendiquer le monochrome, défendre l’immatériel ou la symphonie monoton, c’était compliqué. De même que le vide, ce n’est pas le rien, que c’est au contraire plein d’une énergie extraordinaire, la symphonie monoton, en égalant le silence au son, permet de se retrouver soi-même dans le silence, de s’écouter dans une écoute qui matérialise le silence et la transcendance.
PC : Quand il répond à Georges Mathieu qui lui demande : « Monsieur Klein, l’art c’est quoi ? », il répond : « L’art, c’est la santé ». C’était ça, l’art de Klein, cette énergie mentale, capable de changer la vie des gens. Pierre Restany m’a d’ailleurs confié : « Il a changé ma vie ; ce que j’ai été, je ne l’aurais jamais été sans Yves Klein ».
DM : Maintenant que 40 ans sont passés depuis sa mort, crois-tu que Klein a fait école et qu’il y a une pérennité de son œuvre ?
PC : Oui, bien sûr ! « Le saut dans le vide », c’est la photo mère de toutes les performances postérieures, c’est la matrice de l’art conceptuel. Klein a fait la synthèse entre la science et l’art. Je crois qu’il a été le premier à parler de l’énergie de l’univers, et à l’utiliser comme matériau même de sa création. Quand on fait des monochromes, cela signifie qu’on veut aller au plus près de la pensée ; quand on utilise l’énergie comme matière première, on utilise le neurone… Klein est l’artiste le plus prémonitoire de la deuxième partie du 20e siècle. Warhol nous a annoncé le monde des médias et des multinationales, et Yves Klein nous fait rentrer dans l’ère de l’espace et de l’immatériel. Aujourd’hui, tout est immatériel : Internet est immatériel, l’information est immatérielle, le pouvoir est immatériel. De ce point de vue, Klein, au même titre que les scientifiques, est un précurseur. Nous sommes bien dans la civilisation qu’il nous annonçait.
Introduction du livre "Les Fondements du Judo", Éditions Dilecta, Paris, France, 2006