• "La force d’une universalité"

Article, 2020

"La force d’une universalité"

Frédéric Migayrou

Si l’œuvre de Klein, court et intense, résonne encore avec autant de force aujourd’hui, c’est parce que, contrairement à l’idée reçue, il ne se résume pas à un parcours individuel, une recherche métaphysique aux limites de la picturalité. Klein, à la croisée des groupes d’artistes tentant de régénérer une pratique artistique dévastée par les interrogations ouvertes par la Seconde Guerre mondiale, semble proposer sous l’unité de son œuvre des champs de recherche et des postulats très divers. La vision globale qui fonde l’initiative de sa démarche confère à toutes les étapes de sa quête la force d’une universalité, d’une anticipation.

La proposition d’une climatisation de l’espace, qui permettrait de libérer la surface de la Terre en rassemblant toutes les infrastructures en sous-sol est datée, par Restany, de 1951. Le globe terrestre, ainsi dynamisé de l’intérieur, s’apparente à un vaisseau spatial lancé dans l’espace cosmique. « La conclusion technique et scientifique de notre civilisation est enfouie dans les entrailles de la Terre», dira même Klein lors de la conférence donnée à la Sorbonne, en 1959. La climatisation des grands espaces géographiques par les énergies élémentaires – eau, air, feu –, utilisées en synthèse ou par effet d’opposition, permet d’intervenir sur les phénomènes climatiques fondamentaux (régimes des vents, courants marins). Elle fournit un système d’intégration urbaine (fontaines, rideaux de fumée, nuages de vapeur colorés) et un conditionnement spatial individuel par le traitement de l’air pulsé (Lit d’air).

L’immatérialité de la peinture, l’affirmation d’un domaine de la sensibilité centré sur le corps, le recours permanent à des éléments primaires, la définition d’une ontologie impersonnelle, l’ensemble de ces préceptes paraît déplacer les problématiques des groupes d’artistes auxquels Klein se confronte. À la figure humaine élémentaire, il substitue un corps intensif, toujours en acte dans l’extension d’un domaine de la sensibilité. À la peinture, à la sculpture, il oppose une immatérialité générique qui finit par ne se manifester qu’à travers des flux d’énergies, feu ravageur, pulsations d’air, projections d’eau. À l’utopie architecturale, il substitue une stratégie du dispositif, où la finalité du construire mène à un effacement, à une disparition du bâti. La climatisation de l’espace impose un domaine urbain radical, sans extériorité, fondé sur la maîtrise illimitée des énergies sources. Elle s’invente comme un accomplissement où l’espace échappe à la mesure, aux jeux de la séparation (murs, édifications).

L’ambiente, concept récurrent de la culture italienne, semble trouver son accomplissement, l’espace devenant climat, un environnement continu qui autorise la disparition de l’intimité personnelle, qui ouvre à un nouveau mode sociétal. Klein précède ainsi les propositions de Superstudio ou d’Archizoom et tente finalement, au-delà du politique, de poser une question d’origine, une question de droit, celle de l’établissement humain. Le cercle se referme avec le fameux dessin sur l’Architecture de l’air (voir p. 133). Aux « Anthropométries» se substituent ces silhouettes bleues qui flottent dans l’espace. Elles ne sont que des traces, des empreintes, et le spectre de Hiroshima réapparaît, renversé, réinvesti d’une nouvelle signification. Les figures torturées de l’Arte Nucleare, celles de Baj, de Colombo, celles de Jean Dubuffet, de Jorn, de Paolozzi ressurgissent transfigurées, anoblies par cette mutation de la matière picturale en une pure énergie, une pure tension de la sensibilité.

extrait du texte de Frédéric Migayrou, "Architectures du corps intensif", catalogue de l'exposition " Le ciel comme atelier - Yves Klein et ses contemporains " présentée au Centre Pompidou Metz en 2020