Le dépassement de la problématique de l’art
par Yves Klein
Artiste peintre
Ceinture noire quatrième dan de judo
Diplômé du Kôdôkan de Tokyo, Japon.
Il ne suffit pas de dire ou d’écrire : « J’ai dépassé la problématique de l’art ». Il faut encore l’avoir fait. Je l’ai fait.
Pour moi, la peinture n’est plus en fonction de l’œil aujourd’hui ; elle est fonction de la seule chose qui ne nous appartienne pas en nous : notre Vie.
Voici comment les choses se sont passées :
En 1946, je peignais ou dessinais, soit, sous l’influence de mon père, peintre figuratif, des chevaux dans un paysage ou des scènes de plage, soit, sous l’influence de ma mère, peintre abstrait, des compositions de formes et de couleurs. Dans le même temps la « couleur », l’espace sensible pur, me clignait de l’œil d’une manière irrégulière mais obstinée. Cette sensation de liberté totale de l’espace sensible pur exerçait sur moi un tel pouvoir d’attraction que je peignais des surfaces monochromes pour voir, de mes yeux voir, ce que l’absolu avait de visible. Je ne considérais pas ces tentatives comme une possibilité picturale à l’époque, jusqu’au jour, un an plus tard environ, où j’ai dit : « Pourquoi pas ». Le « pourquoi pas » dans la vie d’un homme est ce qui décide de tout, c’est le destin, c’est le signal pour le créateur en herbe qui indique que l’archétype d’un nouvel état des choses est prêt, qu’il a mûri, qu’il peut apparaître au monde.
Je n’ai cependant rien montré au monde tout de suite. J’ai attendu. J’ai « stabilisé » la chose. Je suis contre la ligne et toutes ses conséquences : contours, formes, composition. Tous les tableaux, quels qu’ils soient, figuratifs ou abstraits me font l’effet d’être des fenêtres de prison dont les lignes, précisément, seraient les barreaux. Au loin dans la couleur, dans la dominante, la liberté ! Le lecteur d’un tableau à lignes, formes, composition, reste prisonnier de ses cinq sens.
J’ai donc débouché dans l’espace monochrome, dans le tout, dans la sensibilité picturale incommensurable. Je n’y ai pas débouché, enfermé dans ma personnalité, non. Je me suis senti, m’imprégnant volumétriquement, hors de toutes proportions et dimensions, dans le tout. J’ai rencontré ou plutôt j’ai été saisi de la présence de bien des habitants de l’espace, mais aucun n’était de nature humaine : personne n’était venu là avant moi.
C’est pour cela que l’espace m’a donné le droit d’être « propriétaire » ou plutôt « co-propriétaire » avec d’autres, bien sûr, mais qui n’ont rien à voir avec les humains. Et l’espace a consenti à bien vouloir manifester sa présence dans mes tableaux afin de les constituer en actes notariés de propriétaire, mes documents, mes preuves, mes diplômes de conquistador. Je ne suis pas seulement le propriétaire du Bleu, comme on pourrait le croire aujourd’hui, non, je suis le propriétaire de la « couleur », car elle est la terminologie des actes légaux de l’espace. Bien sûr, mon incommensurable propriété n’est pas « que colore », elle « est » tout court ; mes tableaux sont là seulement comme mes titres visibles de propriété.
S’il y avait eu un homme déjà là lorsque je suis arrivé, tout étonné d’ailleurs, dans ce monde de l’espace total, je n’aurais pas ressenti cette inouïe sensation de liberté absolue, dont ont rêvé, enfermés depuis toujours dans le pittoresque poétique, certains de mes prédécesseurs : c’est ainsi que j’ai reçu les droits dont j’ai usé par la suite.
Pendant cette période de condensation, je crée vers 1947- 1948 une symphonie « monoton » dont le thème est ce que je voulais que soit ma vie.
Cette symphonie d’une durée de quarante minutes (mais cela n’a pas d’importance, on va voir pourquoi) est constituée d’un seul et unique « son » continu, étiré, privé de son attaque et de sa fin, ce qui crée une sensation de vertige, d’aspiration de la sensibilité hors du temps. Cette symphonie n’existe donc pas tout en étant là, sortant de la phénoménologie du temps, parce qu’elle n’est jamais née ni morte, après existence, cependant, dans le monde de nos possibilités de perception conscientes : c’est du silence – présence audible.
En 1955, j’expose à Paris une vingtaine de tableaux monochromes de différentes couleurs. À cette occasion, je remarque tout de suite une chose importante : le public en présence de la cimaise où sont accrochées plusieurs toiles de différentes couleurs, reconstitue les éléments d’une polychromie décorative. Prisonnier de son optique apprise, ce public, bien que choisi, n’arrive pas à se mettre en présence de la « couleur » d’un seul tableau. C’est ce qui provoque mon entrée dans l’époque Bleue.
Par le Bleu, la « grande couleur », je cerne de plus en plus « l’indéfinissable » dont a parlé Delacroix dans son Journal comme étant le seul vrai « mérite du tableau ».
Présentée en 1957 à Paris à la Galerie Clert et à la Galerie Colette Allendy, l’époque Bleue fait mon initiation. Je m’aperçois que les tableaux ne sont que les « cendres » de mon art. L’authentique qualité du tableau, son « être » même, une fois créé, se trouve au-delà du visible, dans la sensibilité picturale à l’état matière première.
C’est alors que je décide de présenter chez Iris Clert le « Bleu immatériel ».