Pierre Restany (1930-2003) est encore un critique débutant quand il fait la connaissance d'Yves Klein. Cette rencontre sera déterminante, pour l'un comme pour l'autre. Le critique, fondateur en 1960 du Nouveau Réalisme, accompagne tous les développements de l'œuvre d'Yves Klein.
"Qui était Yves Klein ?
Dix-neuf ans après sa disparition à Paris (à 34 ans, en juin 1962), Yves Klein apparaît comme un personnage de légende. Tel est sans doute l'effet fascinant qu'exerce sur les contemporains la fulgurance d'une destinée achilléenne. Quelques années d'activité intense lui ont suffi à bâtir une œuvre d'une rigoureuse logique interne dans la complexité de ses dimensions et dont la prophétique influence sur le cours de la recherche esthétique s'avère capitale. (…)
Au plus fort de l'incompréhension ou de la controverse générales, il y eût toujours, parmi les artistes de sa génération, une minorité inquiète et vivante directement sensibilisée à son message. Aucune de ses manifestations, quel qu'en soit le scandale, n'est demeurée sans réponse. Il a suffi d'une exposition "monochrome" à Milan ou à Düsseldorf pour dynamiser l'ambiance locale, susciter des révélations, orienter des démarches encore errantes ou incertaines. (…)
Ce mystique du vitalisme était un réaliste du futur. Ce Maître du judo, complet autodidacte pictural bien que né dans une famille de peintres, a ordonné son œuvre autour d'une intuition fondamentale : à un monde nouveau correspond un homme nouveau. Les mutations qui affectent l'espèce humaine intéressent au premier chef le domaine de la sensibilité, de l'émotion, de la perception. Dans l'univers du Troisième Millénaire, (…) l'art sera le langage de l'émotion pure, synthétique et souveraine, le langage de la communication directe entre les individus perceptifs. L'homme doit dès à présent faire l'épreuve de ces modes de perception cosmique, voir et sentir les choses à cette échelle.
C'est à la recherche de cette dimension absolue de l'expression que s'est voué Yves Klein qui avait jeté les bases dès 1959 d'une "Ecole de la Sensibilité", ouverte à tous ceux qui désiraient apprendre le nouveau langage de l'art : il avait la foi des grands visionnaires optimistes et leur rayonnement. La foi il la puisait dans son amour de la Vie, qui est l'objet-même de l'art. La vie qui ne nous appartient pas, est le suprême concept, et en même temps la Réalité fondamentale, la manifestation de l'énergie cosmique. (...) La vie est l'absolu. (...) Nous sommes en présence d'une pensée intuitive qui se révèle progressivement à elle-même et qui n'admet aucune faille.
C'est à travers la couleur pure qu'Yves Klein devait d'abord matérialiser ses intuitions sensibles et mettre en œuvre un mécanisme de perception extra-lucide, un langage psycho-sensoriel entièrement affectif échappant au contrôle de l'intelligence raisonnée. (...) Véhicule sensoriel des énergies cosmiques en libre diffusion dans l'espace, elle nous conditionne ou - pour employer la terminologie d'Yves Klein - elle nous imprègne.
Cette idée de l'imprégnation universelle par la couleur s'impose à lui dès 1949 à Nice alors qu'il n'a que 18 ans et ce sera le point de départ de la monochromie. Les "propositions monochromes", panneaux uniformément recouverts d'une couche de couleur à base de pigment pur, n'ont jamais été dans l'esprit de leur auteur des "tableaux" décoratifs ; elles ont un rôle fonctionnel tout à fait différent : elles fixent dans un certain espace et au moyen de la couleur cette énergie diffuse qui agit sur nos sens.
Pour éviter toute confusion dans l'esprit du public, après avoir utilisé indifféremment plusieurs tons, Klein se fixe, vers la fin de 1956, sur une particulière variété de bleu outremer qui représente pour lui la révélation : c'est le support plastique des intuitions informulables, le véhicule des grandes émotions. C'est aussi l'image captée du firmament et de l'infinité des mondes, le rappel de la dimension immatérielle de l'univers. (...)
Dans la poursuite de l'absolu, le Bleu apparaît à Klein comme une approche de la réalité immanente, qui est infinie ; cette énergie immatérielle se suffit à elle-même. Il s'agit d'en prendre et d'en assumer la conscience. Ce sera la fameuse exposition du Vide, en 1958 : 2 000 personnes viennent vernir les murs nus de la galerie Iris Clert à Paris. Ensuite ce seront les zones de sensibilité picturale immatérielle cédées contre un poids d'or fin (fin 1959).
Que faire, après être passé du Bleu au Vide ? Yves Klein réagit en force (...) : l'artiste retrouve dans la trilogie des couleurs de la flamme du feu : bleu, rose et or, l'expression alchimiste de la synthèse universelle. Il revient à la monochromie et au bleu, mais aussi au rose qu'il fixe dans un ton carminé et à l'or qu'il traite à la feuille.
Sa vision cosmique s'exalte : il intègre bientôt à sa création toutes les manifestations des forces élémentaires. Il emploie les "pinceaux vivants" dans ses Anthropométries, qui sont des empreintes sur papier de modèles nus préalablement enduits de peinture bleue.
Il annexe les intempéries de la nature : il peint la pluie en bleu, sortant sous l'orage et pulvérisant le pigment pur en très forte émulsion dans l'air ; les gouttes d'eau ainsi « imprégnées » à hauteur d'homme inscrivent en arrivant au sol leur image colorée sur une toile posée à plat par terre ("Cosmogonies" de la pluie, COS 22).
Un long travail de décoration monumentale dans les chantiers du théâtre de Gelsenkirchen (1957-59) et une étroite collaboration avec le maître d'œuvre, W. Ruhnau, l'ayant familiarisé avec les problèmes d'architecture, Yves Klein bâtit ses propres théories ; il construit sur l'air dans l'air avec l'air. Ses plans de climatisation de l'espace au moyen de nappes atmosphériques alimentées par des souffleries d'air comprimé, ses projets de retour à l'état de nature dans un Eden technique débouchent sur le vieux rêve de lévitation universelle, l'harmonie paradisiaque par auto-sublimation dans l'Ether. L'aventure spatiale le passionne. Il exécute, parallèlement aux vols intersidéraux des cosmonautes russes et américains, des "reliefs planétaires" qui sont des relevés topographiques anticipés de Mars, de Vénus ou encore de la Terre vue de la Lune, jetant les bases d'une cosmogonie à l'échelle de notre système solaire. Gagarine à son retour, lui donne raison : du fond de l'Espace, la Terre est bleue.
Dernière étape de cette symbolique de l'imprégnation universelle, il domestique le feu dont il s'empare pour faire des sculptures (jets de gaz incandescent sous pression, Krefeld 1961) et des peintures (...). Ultime message humain, il avait entrepris au terme de son existence une hallucinante série de portraits-reliefs à base d'effigies de plâtre grandeur nature en prise directe. (...)
L'évolution de Klein considérée dans la suite chronologique de ses développements est significative. (...) Non content de prévoir le monde futur il a voulu nous en fixer l'image à travers un nouveau langage, une nouvelle méthode de perception des énergies cosmiques. (...) Nous avons, avant tout, besoin aujourd'hui de réapprendre à voir et à sentir. Yves Klein illustre l'avènement d'une sensibilité autre, à l'échelle du monde interplanétaire de demain. S'il accuse nos limites actuelles, il nous ouvre la voie des plus grands espoirs. Il recharge nos sentiments et aiguise nos perceptions ; avec Klein et à travers son message, nous avons l'impression de ne plus être les jouets passifs des évènements, de sentir autrement les choses, de voir mieux et plus grand, de conjuguer la vie au futur. (...)
Pour Yves Klein, il n'y avait pas de problèmes mais des réponses. Sa mort soudaine en est une : dans la démesure vitaliste du mutant, elle apparaît comme une mesure, un rappel à l'ordre. Le croyant qu'était Yves Klein a assumé l'aventure monochrome dans la parfaite harmonie du cœur et de la tête."
Pierre Restany, extrait de "Yves Klein e la mistica si Santa Rita da Cascia", Editions Editoriale Domus, Milan, Italie, 1981