E.R. - (1954) Et cette année-là, Yves était revenu passionné par la glossolalie. Il avait découvert la glossolalie, ce fameux langage universel que parlaient les apôtres lorsqu’ils ont reçu l’Esprit Saint à la Pentecôte. On dit que lorsqu’ils ont reçu l’Esprit Saint, ils se sont mis à parler, comme pris de boisson, un langage inarticulé mais à travers lequel ils se comprenaient parfaitement. Alors ça, c’était ce que Yves avait apporté cette année-là. Bien entendu, chaque fois il approfondissait aussi toujours la question, et puis nous n’étions pas non plus totalement ignorants. Nous connaissions quand même la sonate parlée de Kurt Schwitters, nous connaissions aussi les travaux (... ?...). Et sur la plage, nous nous sommes mis à glossolaler tous en chœur, ce qui était très amusant.
P.U. - Ça donnait quoi ?
E.R. - Une petite cacophonie ! Et tout d’un coup, l’idée est venue de simplement émettre des sons tenus. Et tout naturellement, comme c’est ma fonction en tant que musicienne, j’ai évalué les voix et je les ai accordées de la façon la plus simple, probablement un accord parfait majeur. Pour des non musiciens, quelque chose de plus délicat, comme des septièmes dominantes, aurait été plus difficile à tenir. Et nous avons fait ce qui a été appelé par le futur ... C’est Arman qui a rapporté cette anecdote plusieurs fois, mais à l’inverse de ce qu’il a prétendu, et d’autres avec lui, ça n’a jamais été enregistré. Alors si on vous donne un jour un enregistrement de ça, vous pouvez être sûr que c’est un faux. C’était comme ça, voilà. Et ça aurait donné naissance à la symphonie monoton ...
(...)
E.R. - Son unique œuvre musicale, la symphonie monoton, c’est pour moi comme l’architecture de l’air, sans être architecte. C’est sans être musicien qu’il a créé la symphonie monoton. Les idées qui sont là, dans l’air, appartiennent à ceux qui les attrapent. L’idée était sans doute là, dans l’air, et il l’a attrapée, il l’a faite sienne. L’anecdote maintenant très courue que j’ai déjà racontée des dizaines de fois à propos de ça : Yves , n’étant pas musicien, m’avait demandé de lui en écrire la partition. Là, j’avais vraiment pas envie de m’en mêler, parce que ça aurait été l’empoignade, parce que c’était sur mon terrain qu’il voulait venir. Je l’avais donc adressé à un de mes excellents amis, Louis Saguer, un très très fin musicien qui habitait Paris. Et Louis Saguer m’a raconté ensuite comment s’était passé cet entretien autour de la création de la symphonie monoton. Louis Saguer faisait au piano des accords extrêmement élégants, très sophistiqués, qui allaient avec son écriture musicale, comme l’écriture d’un poète - d’ailleurs la graphologie de la partition qu’on peut voir à la SACEM est bien de Louis Saguer - et chaque fois Yves disait : non, non, c’est pas ça, c’est pas ça. Au bout d’un moment, il en a eu marre, et il plaqué un accord parfait majeur ! Et Yves a dit : voilà, c’est ça. J’ai toujours dit que c’était le souvenir de cette petite expérience sur la plage qui avait été enregistrée par son oreille, où résolument je n’avais pas recherché des accords sophistiqués. Peut-être que je m’étais permis avec ma voix de légèrement intervenir, mais très légèrement pour ne pas troubler les autres. C’est peut-être ce souvenir qui a fait que la symphonie monoton ... Et ensuite Louis Saguer a quand même essayé d’y mettre quelque chose. Quand la symphonie monoton a été créée, c’était Galerie Internationale je crois, Louis Saguer était présent, au fond du public. Il ne l’aurait pas signée de son nom. Il a servi de nègre à Yves. Pierre Henry en a fait aussi une version, beaucoup plus tard.
P.U. - À propos de cette première version, Yves Klein a accordé un entretien dans une revue japonaise et il dit ceci:«En réalité, toute cette symphonie n’est que préalable au silence-présence qui suit, existe alors en nous, malgré le monde tangible et si bruyant ». On retrouve là des intuitions très orientales et très spirituelles qui vous relient aussi à l’œuvre de Klein.
E.R. - Je dirais qu’on retrouve là la véritable nature, le fondement spirituel de son œuvre. Et là, c’est exprimé en clair. Ce que tout à l’heure je vous disais, dans ces discussions qui étaient beaucoup plus d’éliminer l’intellectualisme non nécessaire, d’exprimer l’essence même des choses. C’est tout à fait la pensée de Yves, indiscutablement.
P.U. - C’est l’idée d’une présence, c’est l’idée aussi d’un éveil à la présence ?
E.R. - Ou d’une conscience à la présence, je dirais plutôt. Pas vraiment d’un éveil. D’une conscience éveillée, et à l’intégration d’une certaine formule d’unité profonde, sous-jacente. Elle est admirable cette phrase, je ne la connaissais pas, mais elle me semble résumer totalement toute l’œuvre d’Yves Klein. C’est le fondement de son œuvre, quel que soit le médium qu’il ait utilisé.
extrait de l'interview d'Éliane Radigue par Philippe Ungar, 2007