« Là où la technique échoue, la science commence », dit Herschel. Et je pense pouvoir dire avec bon sens ce soir, que ce ne sera pas avec des rockets, des spoutniks ou des fusées, que l’Homme réalisera la conquête de l’espace car, ainsi, il resterait toujours un touriste de cet espace ; mais c’est en l’habitant en sensibilité, c’est-à-dire non pas en s’inscrivant en lui mais en s’imprégnant, en faisant corps avec la vie elle-même qu’est cet espace où règne la force tranquille et formidable de l’imagination pure et d’un monde féodal qui, comme nous, l’Homme, n’a jamais eu ni commencement ni fin !
Il ne faut pas comprendre que je condamne la technique, non, mais laissons-la à sa place. Plus l’on vit dans l’immatériel, plus l’on aime la matière. La technique est un moyen, la science comme l’art est une fin. En aucun cas, la technique ne peut devenir une entité complète, autonome, comme l’est le fait scientifique ou l’œuvre d’art. « Malheur au tableau qui ne montre rien au-delà du fini ! Le mérite du tableau est l’indéfinissable : c’est justement ce qui échappe à la précision », recopie Delacroix dans son journal. À l’occasion d’un vernissage, en janvier dernier, d’un de mes amis peintres, j’ai prononcé ces quelques mots sur un des problèmes que nous pensons, Werner Ruhnau et moi, être toujours des plus importants, des plus humains qui soient depuis toujours : la coopération dans l’art. Cette allocution se résume en substance à ceci : coopérer veut dire conjuguer son action avec d’autres, en vue d’un but à atteindre. Le but pour lequel je propose la coopération, c’est l’art.
Dans l’art sans problématique se trouve la source de vie intarissable par laquelle, si nous sommes de vrais artistes libérés de l’imagination rêveuse et pittoresque du domaine psychologique qui est le contre-espace, l’espace du passé, nous atteindrons à la vie éternelle, à l’immortalité. L’immortalité se conquiert en commun, c’est une des lois de la nature de l’Homme, en fonction de l’univers : pour créer, il ne faut jamais se retourner pour considérer son œuvre, car alors c’est l’arrêt, c’est la mort. L’œuvre doit être comme un sillage volumétrique de pénétration par imprégnation en sensibilité, dans l’espace immatériel de la vie elle-même.
Dans cette association d’efforts, nous devons donc pratiquer individuellement l’imagination pure. Cette imagination dont je parle n’est pas une perception, souvenir d’une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Elle n’a rien à voir avec les cinq sens, avec le domaine sentimental ou même purement fondamentalement émotionnel. Ça, c’est l’imagination des artistes qui ne peuvent en aucun cas participer, car, à vouloir sauver à tout prix leur personnalité, ils tuent leur individu spirituel fondamental et perdent leur vie. Ces artistes qui ne peuvent coopérer travaillent du ventre, du plexus, de la tripe. Les artistes qui peuvent créer en commun sont ceux qui travaillent avec le cœur et la tête. Ce sont des artistes qui savent ce que c’est que la responsabilité d’être un homme vis-à-vis de l’univers. Chez ces artistes, l’imagination est dans leur psychisme. L’expérience continuelle de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté, comme le dit Gaston Bachelard. Pour ces artistes prêts à la coopération, imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle. Dans leurs élans multiples, dans toutes les directions et toutes les dimensions, ils sont paradoxalement unis et séparés à la fois. L’imagination est pour eux « l’audace de la sensibilité ». Qu’est-ce que la sensibilité ? C’est ce qui existe au-delà de notre être et qui pourtant nous appartient toujours. La vie elle-même ne nous appartient pas. C’est avec la sensibilité qui, elle, nous appartient que nous pouvons l’acheter. La sensibilité est la monnaie de l’univers, de l’espace, de la grande nature qui nous permet d’acheter de la vie à l’état matière première. L’imagination est le véhicule de la sensibilité. Transportés par l’imagination, nous atteignons la vie, la vie elle-même, la vie qui est l’art absolu. Dans le sillage de tels déplacements volumétriques sur place, par une vitesse statique vertigineuse, se matérialise bientôt et apparaît au monde tangible l’art absolu, ce que les mortels appellent avec une sensation de vertige : le « grand art ». Je propose donc la création en commun aux artistes qui déjà savent ce que je viens d’énoncer et peut-être plus encore, de se moquer de leur personnalité possessive, égoïste et égocentrique, par une sorte d’exaspération du Moi, dans toutes leurs activités représentatives du monde théâtral, tangible, physique et éphémère, où ils savent très bien être en train de jouer un rôle – je leur propose de continuer à dire « mon œuvre » chacun de leur côté séparément, en parlant aux morts vivants qui nous entourent dans la vie quotidienne de l’œuvre commune, réalisée pourtant en coopération. Je leur propose de continuer joyeusement à dire « moi, je, mon, ma », etc., et non pas l’hypocrite « nous » et « nôtre », mais seulement cela après avoir adhéré tous spirituellement à cette idée de conjugaison des moyens dans la création d’art. Je trouverai alors tout naturel et normal d’apprendre un jour que l’un des membres du fameux pacte a signé soudain, spontanément, un de mes tableaux quelque part dans le monde, sans même parler de moi ni de notre entreprise. De même tout ce qui me plaira parmi les œuvres des autres membres de cette sorte de pacte, je m’empresserai de le signer sans me préoccuper le moins du monde de signaler que l’œuvre n’est pas de moi, en fait. [applaudissements]
Je pousse à cette extrémité quelque peu primaire en apparence, naïve et excentrique, peut-être, pour bien montrer comment, dans cette coopération que je propose, il s’agira de se jouer du monde conventionné, psychologique, pour bien nous en rendre libres. Je ne parle pas de manière utopique en proposant un tel programme, pour tenter de remettre en marche, sur des bases différentes, un parfait Bauhaus en 1959.
Je parle en connaissance de cause. Depuis plus d’un an déjà je pratique, avec l’architecte Werner Ruhnau, ce genre de coopération avec succès. Nous avons créé ensemble l’architecture de l’air et bien d’autres choses encore sont en préparation. Avec le sculpteur Norbert Kricke, nous avons créé, sans toutefois avoir encore réalisé, des plastiques d’eau, de vent, de feu et de lumière. Avec Jean Tinguely, nous creusons ensemble une mine de merveilleux constamment renouvelée depuis dix mois : celle du bouleversant mouvement statique fondamental dans l’univers.
Enfin, je tiens à rendre hommage tout spécialement à Iris Clert, au nom de tous ses « poulains », comme elle nous appelle, pour son esprit élevé et enthousiaste de travail en commun, pour son génie magnétique d’organisatrice qui, en deux ans à peine, a su rassembler dans sa galerie, je l’ai déjà dit, les chercheurs les plus acharnés et les plus authentiques dans l’art d’aujourd’hui. En conclusion, en proposant une entreprise commune dans l’art aux artistes du cœur et de la tête, je leur propose en fait de dépasser l’art lui-même et de travailler individuellement au retour à la vie réelle, celle où l’homme pensant n’est plus le centre de l’univers, mais l’univers, le centre de l’homme. Nous connaîtrons alors le prestige par rapport au vertige d’autrefois, et ainsi nous deviendrons des hommes aériens, nous connaîtrons la force d’attraction vers le haut, vers l’espace, vers nulle part et partout à la fois. La force d’attraction ainsi maîtrisée, nous léviterons littéralement dans une totale liberté physique et spirituelle.
Il ne faut pas comprendre que je condamne la technique, non, mais laissons-la à sa place. Plus l’on vit dans l’immatériel, plus l’on aime la matière. La technique est un moyen, la science comme l’art est une fin. En aucun cas, la technique ne peut devenir une entité complète, autonome, comme l’est le fait scientifique ou l’œuvre d’art. « Malheur au tableau qui ne montre rien au-delà du fini ! Le mérite du tableau est l’indéfinissable : c’est justement ce qui échappe à la précision », recopie Delacroix dans son journal. À l’occasion d’un vernissage, en janvier dernier, d’un de mes amis peintres, j’ai prononcé ces quelques mots sur un des problèmes que nous pensons, Werner Ruhnau et moi, être toujours des plus importants, des plus humains qui soient depuis toujours : la coopération dans l’art. Cette allocution se résume en substance à ceci : coopérer veut dire conjuguer son action avec d’autres, en vue d’un but à atteindre. Le but pour lequel je propose la coopération, c’est l’art.
Dans l’art sans problématique se trouve la source de vie intarissable par laquelle, si nous sommes de vrais artistes libérés de l’imagination rêveuse et pittoresque du domaine psychologique qui est le contre-espace, l’espace du passé, nous atteindrons à la vie éternelle, à l’immortalité. L’immortalité se conquiert en commun, c’est une des lois de la nature de l’Homme, en fonction de l’univers : pour créer, il ne faut jamais se retourner pour considérer son œuvre, car alors c’est l’arrêt, c’est la mort. L’œuvre doit être comme un sillage volumétrique de pénétration par imprégnation en sensibilité, dans l’espace immatériel de la vie elle-même.
Dans cette association d’efforts, nous devons donc pratiquer individuellement l’imagination pure. Cette imagination dont je parle n’est pas une perception, souvenir d’une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Elle n’a rien à voir avec les cinq sens, avec le domaine sentimental ou même purement fondamentalement émotionnel. Ça, c’est l’imagination des artistes qui ne peuvent en aucun cas participer, car, à vouloir sauver à tout prix leur personnalité, ils tuent leur individu spirituel fondamental et perdent leur vie. Ces artistes qui ne peuvent coopérer travaillent du ventre, du plexus, de la tripe. Les artistes qui peuvent créer en commun sont ceux qui travaillent avec le cœur et la tête. Ce sont des artistes qui savent ce que c’est que la responsabilité d’être un homme vis-à-vis de l’univers. Chez ces artistes, l’imagination est dans leur psychisme. L’expérience continuelle de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté, comme le dit Gaston Bachelard. Pour ces artistes prêts à la coopération, imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle. Dans leurs élans multiples, dans toutes les directions et toutes les dimensions, ils sont paradoxalement unis et séparés à la fois. L’imagination est pour eux « l’audace de la sensibilité ». Qu’est-ce que la sensibilité ? C’est ce qui existe au-delà de notre être et qui pourtant nous appartient toujours. La vie elle-même ne nous appartient pas. C’est avec la sensibilité qui, elle, nous appartient que nous pouvons l’acheter. La sensibilité est la monnaie de l’univers, de l’espace, de la grande nature qui nous permet d’acheter de la vie à l’état matière première. L’imagination est le véhicule de la sensibilité. Transportés par l’imagination, nous atteignons la vie, la vie elle-même, la vie qui est l’art absolu. Dans le sillage de tels déplacements volumétriques sur place, par une vitesse statique vertigineuse, se matérialise bientôt et apparaît au monde tangible l’art absolu, ce que les mortels appellent avec une sensation de vertige : le « grand art ». Je propose donc la création en commun aux artistes qui déjà savent ce que je viens d’énoncer et peut-être plus encore, de se moquer de leur personnalité possessive, égoïste et égocentrique, par une sorte d’exaspération du Moi, dans toutes leurs activités représentatives du monde théâtral, tangible, physique et éphémère, où ils savent très bien être en train de jouer un rôle – je leur propose de continuer à dire « mon œuvre » chacun de leur côté séparément, en parlant aux morts vivants qui nous entourent dans la vie quotidienne de l’œuvre commune, réalisée pourtant en coopération. Je leur propose de continuer joyeusement à dire « moi, je, mon, ma », etc., et non pas l’hypocrite « nous » et « nôtre », mais seulement cela après avoir adhéré tous spirituellement à cette idée de conjugaison des moyens dans la création d’art. Je trouverai alors tout naturel et normal d’apprendre un jour que l’un des membres du fameux pacte a signé soudain, spontanément, un de mes tableaux quelque part dans le monde, sans même parler de moi ni de notre entreprise. De même tout ce qui me plaira parmi les œuvres des autres membres de cette sorte de pacte, je m’empresserai de le signer sans me préoccuper le moins du monde de signaler que l’œuvre n’est pas de moi, en fait. [applaudissements]
Je pousse à cette extrémité quelque peu primaire en apparence, naïve et excentrique, peut-être, pour bien montrer comment, dans cette coopération que je propose, il s’agira de se jouer du monde conventionné, psychologique, pour bien nous en rendre libres. Je ne parle pas de manière utopique en proposant un tel programme, pour tenter de remettre en marche, sur des bases différentes, un parfait Bauhaus en 1959.
Je parle en connaissance de cause. Depuis plus d’un an déjà je pratique, avec l’architecte Werner Ruhnau, ce genre de coopération avec succès. Nous avons créé ensemble l’architecture de l’air et bien d’autres choses encore sont en préparation. Avec le sculpteur Norbert Kricke, nous avons créé, sans toutefois avoir encore réalisé, des plastiques d’eau, de vent, de feu et de lumière. Avec Jean Tinguely, nous creusons ensemble une mine de merveilleux constamment renouvelée depuis dix mois : celle du bouleversant mouvement statique fondamental dans l’univers.
Enfin, je tiens à rendre hommage tout spécialement à Iris Clert, au nom de tous ses « poulains », comme elle nous appelle, pour son esprit élevé et enthousiaste de travail en commun, pour son génie magnétique d’organisatrice qui, en deux ans à peine, a su rassembler dans sa galerie, je l’ai déjà dit, les chercheurs les plus acharnés et les plus authentiques dans l’art d’aujourd’hui. En conclusion, en proposant une entreprise commune dans l’art aux artistes du cœur et de la tête, je leur propose en fait de dépasser l’art lui-même et de travailler individuellement au retour à la vie réelle, celle où l’homme pensant n’est plus le centre de l’univers, mais l’univers, le centre de l’homme. Nous connaîtrons alors le prestige par rapport au vertige d’autrefois, et ainsi nous deviendrons des hommes aériens, nous connaîtrons la force d’attraction vers le haut, vers l’espace, vers nulle part et partout à la fois. La force d’attraction ainsi maîtrisée, nous léviterons littéralement dans une totale liberté physique et spirituelle.
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