• Conférence de la Sorbonne - 6. L'époque Bleue

Son, 1959

Conférence de la Sorbonne - 6. L'époque Bleue

Tout ceci m’a étonné moi-même beaucoup je l’avoue et m’étonne encore beaucoup aujourd’hui. [rires] Pourquoi j’en suis arrivé là ? Parce qu’il est toujours agréable tout simplement, quand on a entrepris quelque chose, d’aller jusqu’au bout. [rires]

Et l’on verra plus loin en conclusion avec l’architecture de l’air, que je n’ai pas eu tort d’agir ainsi, bien que tout ait longtemps porté à croire que je m’aventurais vers une impasse. Des fantômes et d’étranges personnages qui n’appartiennent à personne sont sortis de ce vide, plein de sensibilité, tels ces éponges-sculptures picturales et portraits des lecteurs de mes monochromes.

Mais remontons dans le temps maintenant à l’époque bleue de 1957. Elle me fait découvrir que mes tableaux ne sont que des cendres de mon art. J’expose des peintures monochromes bleues, toutes identiques, de même format et de même ton, chez Iris Clert et Colette Allendy. Des controverses assez passionnées, soulevées par cette manifestation, me prouvent la valeur du phénomène et la profondeur réelle du bouleversement qu’il entraîne chez les hommes de bonne volonté, fort peu soucieux de subir passivement la sclérose des concepts reconnus et des règles établies.

Chacune de ces propositions monochromes bleues, toutes semblables en apparence, sont reconnues par le public bien différentes les unes des autres. L’amateur passe de l’une à l’autre comme il convient et pénètre dans un état de contemplation instantané dans le monde du bleu. [rires] L’observation la plus sensationnelle est celle des acheteurs. Ils choisissent, parmi les onze tableaux exposés, chacun le leur et le paient chacun le prix demandé. Et les prix sont tous différents, bien sûr. [rires] Ce fait sert à démontrer que la qualité picturale de chaque tableau est perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique. Ceux qui choisissent, reconnaissent cet état des choses que j’appelle la sensibilité picturale.

Pourquoi j’en suis venu à cette époque bleue ? Parce que, avant cela, je présente chez Colette Allendy, en 1956 et en 1955, une vingtaine de surfaces monochromes, toutes de différentes couleurs, verte, rouge, jaune, violette, bleu, orange, et me trouve ainsi au début de ma carrière dans cette manière ou tout au moins au début de la présentation au public de cette manière. Je cherche à montrer la « couleur » et je m’aperçois au vernissage que le public, en présence de toutes ces surfaces de différentes couleurs présentées à la cimaise, prisonnier de son optique apprise, reconstitue les éléments d’une polychromie décorative. Il ne peut pas pénétrer dans la contemplation de la couleur d’un seul tableau à la fois, et c’est très décevant pour moi car justement je refuse catégoriquement de faire jouer sur une même surface ne seraient-ce que deux couleurs seulement entre elles. À mon avis, deux couleurs opposées sur une même toile forcent le lecteur non pas à entrer dans la sensibilité, dans la dominante, dans l’intention picturale, mais le forcent à voir soit le spectacle du combat de ces deux couleurs entre elles, soit celui de leur entente parfaite même. C’est une situation psychologique, sentimentale, émotionnelle, qui perpétue une sorte de règne de la cruauté. [rires] Et l’on ne peut plus alors se plonger dans la sensibilité de la couleur pure débarrassée de toute contamination extérieure.

L’on m’objectera sans doute que toute cette évolution est allée bien vite, en quatre années à peine, que rien ne peut se faire en si peu de temps, que… [hésitation] démasque la trop grande facilité et par conséquent le manque de valeur profonde et réelle de la tentative. Je réponds que bien que je n’aie commencé en fait à montrer ma peinture qu’en 1954 à Paris, je travaille dans cette manière depuis longtemps déjà, depuis 1946. Cette longue attente prouve précisément que j’ai su attendre. [rires] J’ai attendu que la chose soit stabilisée en moi pour la montrer et pour la démontrer.

Les quelques amis de cette époque qui m’encourageaient le savent bien. J’en étais venu à peindre monochrome à côté de mes activités picturales normales qui me venaient de l’influence de mes parents, tous deux artistes peintres, parce qu’il me semblait que la couleur me clignait de l’œil sans cesse en travaillant. Elle m’émerveillait d’autre part, parce que de plus en plus devant n’importe quel tableau, figuratif ou non figuratif, j’éprouvais la sensation que les lignes et toutes leurs conséquences, contours, formes, perspective, composition, composaient très précisément comme les barreaux d’une fenêtre de prison. Au loin, dans la couleur, la vie, la liberté et moi devant le tableau, je me sentais en prison.

Et c’est, je pense, à cause de cette même sensation d’emprisonnement que Van Gogh s’est écrié : « Je voudrais être délivré de je ne sais quelle cage horrible ! » Et plus tard : « Le peintre de l’avenir sera un coloriste comme on n’en a jamais vu encore. » Cela viendra dans une génération plus loin. C’est donc bien par la couleur que j’ai fait la connaissance peu à peu de l’immatériel. Les influences extérieures qui m’ont conduit à persévérer dans cette voie monochrome jusqu’à cet immatériel d’aujourd’hui, sont multiples. La lecture du journal de Delacroix, champion de la couleur, à l’origine de la peinture lyrique contemporaine, puis l’étude de la position de Delacroix par rapport à celle de Ingres, champion, lui, de l’académisme qu’engendre la ligne et toutes ses conséquences qui, à mon avis, ont conduit l’art d’aujourd’hui à l’exaspération de la forme, telle la belle et grande aventure dramatique de Malevitch, ou encore le problème sans aucune solution possible de l’organisation de l’espace de Mondrian, qui a engendré la polychromie architecturale dont souffre atrocement notre urbanisme actuel.

Enfin et surtout, j’ai reçu le grand choc en découvrant à Assise, dans la basilique de Saint-François, des fresques scrupuleusement monochromes, unies et bleues que, moi, je crois pouvoir attribuer à Giotto mais qui pourraient être de l’un de ses élèves, de quelque disciple de Cimabue ou encore de l’un des artistes de l’École de Sienne. Bien que ce bleu dont je parle soit bien de la même nature et de même qualité que le bleu des ciels de Giotto, que l’on peut admirer dans la même basilique à l’étage supérieur. En admettant que Giotto n’ait eu que l’intention figurative de montrer un ciel pur et sans nuage, cette intention est tout de même bien monochrome. Je n’ai malheureusement eu le plaisir de découvrir l’œuvre de Gaston Bachelard que très tard, l’année dernière seulement au mois d’avril en 1958.

À la question que l’on me pose souvent : pourquoi avoir choisi le bleu ? Je veux répondre en empruntant encore à Gaston Bachelard ces merveilleux passages de son livre L’Air et les songes concernant le bleu : « D’abord, un document mallarméen où le poète vivant dans “le cher ennui” des “étangs léthéens” souffre de l’ironie de l’azur. Il connaît un azur trop offensif qui veut boucher d’une main jamais lasse “les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux”. C’est par cette activité de l’image que le psychisme humain reçoit la causalité du futur en une sorte de finalité immédiate. » « Les autres matières durcissent les objets. Dans le domaine de l’air bleu plus qu’ailleurs, on sent que le monde est perméable à la rêverie la plus indéterminée. C’est alors que la rêverie a vraiment de la profondeur. Le ciel bleu se creuse sous le rêve. Le rêve échappe à l’image plane. Bientôt, d’une manière paradoxale, le rêve aérien n’a plus que la dimension profonde. Les deux autres dimensions où s’amuse la rêverie pittoresque, la rêverie peinte, perdent de leur intérêt onirique. Le monde est alors vraiment de l’autre côté de la glace sans tain. Il y a un au-delà imaginaire, un au-delà pur, sans en-deçà – et là se situe la belle phrase – D’abord il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue. » – C’est de là que j’ai tiré cette phrase pour Anvers. « Pour un Claudel, le bleu est l’obscurité devenant visible. C’est bien pourquoi Claudel peut écrire : “L’azur entre le jour et la nuit indique un équilibre, un vrai, comme le prouve ce moment ténu où le navigateur, dans le ciel d’Orient, voit les étoiles disparaître toutes à la fois”. » Le bleu n’a pas de dimensions. Il est hors de dimensions, tandis que les autres couleurs elles, en ont. Ce sont des espaces psychologiques. Le rouge, par exemple, présuppose un foyer dégageant de la chaleur. Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes, matérielles ou tangibles d’une manière psychologique, tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a après tout de plus abstrait dans la nature tangible et visible. À ces commentaires sur le bleu, je désire encore parler un instant du rêve éveillé du docteur Desoille qui peut prêter témoignage de la valeur immatérialisante de l’imagination pure : « Imagination et Volonté sont deux aspects d’une même force profonde. Sait vouloir qui sait imaginer. À l’imagination qui éclaire le vouloir s’unit une volonté de vivre ce qu’on imagine. » Et alors suivons dans sa simplicité apparente la méthode de Robert Desoille : « Au sujet occupé par un souci défini, Desoille conseille de le mettre avec tous les autres, dans la besace du chiffonnier, dans la poche derrière le dos, d’accord en somme avec les gestes, si expressifs et si évidents, d’une main qui rejette derrière le dos ce qu’on se décide de mépriser. » Il ne faut pas oublier « que nous sommes en présence de psychismes qui ne se décident pas à se décider, qui sont sourds aux objurgations ». Quand l’esprit a été « préparé à la liberté, quand on l’a déchargé de ses soucis terrestres, on peut commencer l’exercice d’ascension imaginaire. Desoille suggère alors au sujet de s’imaginer montant un chemin en pente douce, un chemin bien uni, sans abîme, sans à pic et sans vertige. Peut-être pourrait-on ici s’aider doucement du rythme de la marche, en sentant la dialectique du passé et de l’avenir bien marquée par Crevel : “L’un de mes pieds s’appelle passé, l’autre futur.” » Il faut revenir alors au caractère du rêve ascensionnel dirigé sur lequel je veux insister. « En effet, la méthode de Robert Desoille est une sorte d’ascension colorée. Il semble qu’un azur, un bleu merveilleux parfois, une couleur d’or, apparaisse sur les sommets où le rêve nous élève. Souvent de lui-même, sans aucune suggestion, en vivant l’ascension imaginaire, le rêveur accède à un milieu lumineux où il perçoit la lumière dans un aspect substantiel. L’air lumineux, et la lumière aérienne, dans un jeu de substantif à l’adjectif, trouve l’unité d’une matière. Le rêveur a l’impression de baigner dans une lumière portante, de réaliser la synthèse de la légèreté et de la clarté. Il a conscience d’être libéré à la fois du poids et de l’obscurité de la chair. On trouverait dans certains rêves la possibilité de classer les ascensions dans l’air doré. Plus exactement, il faudrait distinguer les ascensions bleues des ascensions bleues et or, suivant le devenir coloré des rêves. Dans tous les cas, la couleur est volumétrique, et le bonheur pénètre l’être entier. » « Cette lumière globale enrobe peu à peu et dissout les objets ; elle fait perdre aux contours leurs lignes précises ; elle efface le pittoresque au profit de la splendeur, elle débarrasse le rêve de tous “ces bibelots psychologiques” dont parle le poète. Elle donne ainsi une tranquille unité à l’être contemplatif. » « La méthode de Desoille revient donc à intégrer la sublimation dans la vie psychique normale. Cette intégration est facilitée par l’imagination aérienne. Au calme préalable fait place un calme conscient de soi, le calme des hauteurs, le calme d’où l’on voit de haut les agitations d’en bas. En nous naît alors l’orgueil de notre moralité, l’orgueil de notre sublimation, l’orgueil de notre histoire. C’est alors qu’on peut demander au sujet de laisser surgir spontanément ses souvenirs. Ces souvenirs qui ont maintenant plus de chances d’être liés, de révéler leurs qualités puisque le rêveur éveillé est en quelque sorte au sommet de sa vie. La vie passée peut être alors jugée d’un point de vue nouveau, autant dire avec une nuance d’absolu : l’être peut se juger. Souvent le sujet se rend compte qu’il vient d’acquérir une connaissance nouvelle, une lucidité psychologique. » Précisément.
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