• Yves Klein et Rotraut Uecker : une évidence foudroyante

Article, 2016

Yves Klein et Rotraut Uecker : une évidence foudroyante

Alain Vircondelet

"Rotraut Uecker (née en 1938) a toujours considéré — même des décennies après la mort de son mari — que leur rencontre relevait d’un coup de foudre organisé par le destin, d’un hasard arrangé par des forces cosmiques qui les dépassaient, mais en lesquelles tous deux croyaient.

Quand Yves Klein (1928-1962) croise pour la première fois la jeune femme, elle n’a pas encore vingt ans. Originaire d’Allemagne de l’Est, elle est la sœur de l’artiste Gunther Uecker, de neuf ans son aîné, et c’est grâce à lui qu’elle va entrer en contact avec Klein. Il apprend en effet qu’Arman recherche une jeune flle au pair pour s’occuper de ses trois enfants. La famille vit à Nice. L’artiste engage alors Rotraut, dont les rapports avec ses parents sont quasi inexistants. C’est dans la maison de Nice qu’elle verra un petit tableau devant lequel elle tombera en admiration. Il est de Klein. Ce dernier frappe un jour à la porte. Trop timide, elle ne répond pas. Mais, un peu plus tard, la rencontre a lieu et c’est comme une évidence foudroyante : ils se considèrent comme des jumeaux, faits l’un pour l’autre. « Ils ne se quitteront plus. Elle deviendra sa compagne, son assistante, son modèle, sa muse, son alter ego, son âme sœur. »

Rotraut est d’une grande beauté, limpide et presque immatérielle. Yves, qui a vingt-neuf ans en cette année 1957, est un artiste très croyant. Son œuvre déjà commencée et celle qu’il accomplira jusqu’à sa mort, en 1962, relèvent d’une approche mystique, en complète contradiction avec l’interprétation souvent grossière et ironique qu’on en fait. Loin d’être une farce, une suite de happenings stériles, très en avance sur ceux qui se multiplieront dès la fin des années 1960, loin d’être une sorte d’escroquerie de l’art, son œuvre se situe dans une vision cosmique et mystique que Rotraut partage. Tous les deux échangent alors, se souvient-elle, « ce même rapport que j’entretenais avec le cosmos, une certaine vision du monde et une mystique de l’art. Yves et moi avions un imaginaire commun, des visions communes. » (...)

Entre Rotraut et Yves, quelque chose de profondément poétique s’enclenche. Tous les deux sont emportés dans une aventure qu’on pourrait qualifier de rimbaldienne, semblable à celle du poète de Charleville-Mézières, rapportant, dans sa Lettre du voyant, sa conception nouvelle de la poésie, visionnaire, compulsive, folle. À cette époque, Klein se lance dans la peinture monochrome, choisissant des couleurs pures dont il recouvre la toile à l’aide d’un rouleau, pour signifier qu’elles sont en elles-mêmes porteuses d’un imaginaire, d’une sensibilité immatérielle, d’une révélation qui efface la représentation et permet d’accéder à la pure lumière. C’est à partir de cette approche qu’il crée le fameux International Klein Blue (IKB), médium de l’infini, voie d’accès première et immédiate au spirituel. L’amour qui le lie à Rotraut est fusionnel et intense, il l’accomplit d’une certaine manière. Installés ensemble à Montparnasse, rue Campagne-Première, ils inaugurent une peinture de type expérimental qui n’est jamais gratuite ou esthétisante mais, au contraire, toute chargée d’un sens profond, tout d’abord incompris de la critique et du grand public.

Or Yves et Rotraut, dans leur désir constant d’alléger la peinture de la tradition et des usages habituels, amoureux de l’air et du vide, du feu et de la pure couleur, s’adonnent à un travail singulier et spectaculaire à la fois. Leur intimité dans l’œuvre rejoint celle des corps. « Notre bébé, rapporte-telle, c’était l’art, nous l’avons entouré de soins délicats, nous l’avons nourri. Je me souviendrai toujours du plaisir pris à remuer la peinture d’Yves avec un bâton. » Klein fréquente alors le groupe Zero dont Gunther Uecker, le frère de Rotraut, fait partie. Cette petite société internationale, ayant comme projet de faire table rase du passé, conçoit le mouvement comme un exorcisme, une manière de renoncer défnitivement à ce qu’elle appelle « l’oxydation archaïque », une volonté de se « désencombrer […] de la faillite de l’humanité ». Elle propose de quêter la lumière, car c’est par elle que l’espace a sa sensibilité, son atmosphère. Klein est séduit par ces théories avant-gardistes et participe avec Rotraut aux travaux du groupe, parrainé par Lucio Fontana.

Par les rencontres qu’il fait à ce moment-là, son goût de la performance commence à se manifester. La plus emblématique restera celle de son mariage avec Rotraut, littéralement mis en scène et imaginé par lui, le 21 janvier 1962. Haie d’honneur à la sortie de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris, composée de chevaliers de l’ordre de Saint-Sébastien, réception à La Coupole où chaque invité est convié à boire un cocktail… bleu, fin de soirée dans l’atelier de Larry Rivers, lui aussi amateur de performances (il participera plus tard aux tableaux éclatés à la carabine de Niki de Saint Phalle).

Dès 1960, Klein organise des performances dites « anthropométriques », qui consistent de manière rituelle à présenter des concerts « monoton », où un orchestre répète pendant vingt minutes le même son avant de laisser vingt autres minutes au silence au cours desquelles trois modèles nus apparaissent, se badigeonnent le corps de liquide bleu et, sous sa direction, se frottent sur des toiles tendues contre les murs ou au sol, symbolisant des suaires, laissant au fnal apparaître des formes abstraites et lyriques, musicales. Ces « anthropométries » trahissent, selon l’artiste, le parcours vital de l’énergie humaine. Les deux époux ont coutume de dire qu’ils ont été « choisis » par quelque force supérieure. Comme les artistes de leur groupe ont été choisis par l’énergie cosmique, et jamais par le fait du hasard. Rotraut vit cet amour comme une grâce : « Ce rêve que je berçais adolescente, de danse, de nudité, de pureté, je l’ai réalisé grâce à Yves. Le corps peint des “anthropométries” fait le lien entre l’intime et l’universel. Il est à la fois sujet et objet, pinceau et peinture, geste et beauté. Matière et éternité. » Chaque jour, Klein entre dans le champ de cette éternité…

Jusqu’au bout de l’épuisement Dans un très beau court-métrage réalisé en 1966, quatre ans après la mort de son mari, Rotraut est interviewée. La grâce fragile qui la pare, sa beauté diaphane, son émotion visible à chaque parole émise, cette manière qu’elle a de parler en ouvrant à peine la bouche, comme si la douceur de ses mots sortait d’elle par magie, trahissent encore la tragédie qui a fait basculer sa vie. Elle est enceinte de quatre mois lorsque Klein poursuit ses « anthropométries ». Ce qui sera son dernier tableau est le fruit d’un travail intense dont Rotraut porte une culpabilité douloureuse. Les années 1960-1962 sont en efet celles d’une créativité telle qu’elle va le porter vers une sorte d’épuisement et de contention dont il ne mesure pas tout à fait l’effet sur son organisme. Yves travaille sans discontinuer. Ces jours de mars 1962, il a commencé sa nouvelle œuvre. Sur un panneau de trois mètres de long, il a déjà imaginé la chorégraphie : il y aura des modèles, du feu, du bleu et du rose aussi. La performance se passe dans un entrepôt industriel. Il fait froid. Klein manie un lance-fammes de plusieurs dizaines de kilos. C’est une grande cérémonie, si solennelle que chacun est muet, obéit aux ordres de l’officiant. « Nous avions tous conscience, se rappelle Rotraut, d’assister à un acte historique. » Sur les panneaux préparés et encadrés, Klein « positionne les flles différemment pour chacun, imaginant des chorégraphies et des poses qui nous paraissaient incompréhensibles ». L’artiste est allé alors « au bout de ses forces », selon le récit de sa femme. Elle-même éprouve cet épuisement ; « recroquevillée » sur une marche, elle regarde la scène mythique et son mari évoluer, portant à bout de bras son lance-fammes, léchant les panneaux dans un vacarme digne d’une fournaise. Auparavant, il a aspergé d’eau le corps des deux modèles puis il les a enduits de pigments rose et bleu avant de leur demander de se plaquer contre les panneaux pour y « imprimer » leur trace. Dans la vacillation des fammes, comme dans un rêve halluciné, les deux silhouettes apparaissent et disparaissent.

Klein croit avoir achevé son travail mais Rotraut lui fait remarquer qu’il a oublié un panneau. Il reprend alors le labeur malgré sa fatigue. « Pendant longtemps, je m’en suis voulu, j’ai pensé que je n’aurais pas dû le lui dire. Je me suis sentie responsable de ce qui a suivi peu de semaines après. ». Klein s’effondrera d’épuisement le 6 juin 1962. Rotraut accouchera de leur fls, Yves, deux mois plus tard, jour pour jour. Elle se remariera en 1968 avec un jeune comédien, Daniel Moquay, et aura à cœur de promouvoir avec lui l’œuvre de Klein, tout en se consacrant assidûment à la sienne propre."

Alain Vircondelet, extrait du livre "Amours fous Passions fatales", Beaux Arts Editions, p. 194 
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