• L'œuvre en tant qu'acte

Article, 1982

L'œuvre en tant qu'acte

Catherine Millet

"Notre conception de la peinture, percée des coups que lui portent les avant-gardistes, tournée en dérision par le «ready-made», drainée par le monochrome, ne cesse pourtant, bien sûr, de se reconstituer. Il y a longtemps déjà, depuis les toutes premières avant-gardes justement, que nous savons qu'art et anti-art, peinture et sortie de la peinture sont solidaires, que l'esprit humain, en dérive dans l'inconnu, se rétracte comme un mollusque à la moindre menace. D'où ces ruptures qui ne peuvent qu'être uniques dans leur forme et sans cesse réitérées, produisant un écart qui sera aussitôt comblé. Klein a réalisé des dizaines de monochromes identiques. Mais il aurait pu en laisser au moins autant que de peintures ont été imaginées, matérialisées, rêvées ou effacées depuis les origines de l'art. Malévitch a peint un monochrome blanc, Reinhardt s'est obstiné dans le monochrome noir, Manzoni a inventé l'achrome tandis que Klein s'identifiait au monochrome bleu. De manière aussi infinie qu'est le registre des couleurs, chaque peintre peut, par le choix d'une seule d'entre elles, accomplir le geste qui le dérobe aux déterminismes de l'histoire.

Car le sens de ce geste est tout entier dans son accomplissement. L'œuvre vaut pour l'arrachement qu'elle signifie à une pensée établie, elle vaut en tant qu'acte. Klein disait « Mes tableaux sont les cendres de mon art », et Restany remarque que l'artiste se manifestera de moins en moins au travers d'objets, de plus en plus par des événements qui, comme le seront bientôt les «happenings», n'existent que dans le processus de leur déroulement. «À l'exposition témoin succède l'action spectacle.»

Cet acte, dans sa nudité, aura quelques conséquences théoriques. Dans le courant des années 70, des démarches apparaîtront, grosso modo regroupées dans la catégorie de l'Art Conceptuel, et qui, négligeant de confectionner des « objets d'art », se manifesteront au travers d'actions ou encore de discours le plus souvent éphémères."

Catherine Millet, Yves Klein, Paris, Art Press-Flammarion, 1983