• Les Peintures de feu

Article, 1982

Les Peintures de feu

Catherine Millet

"L'influence de l'alchimie restitue à l'artiste une maîtrise de l'univers que les voies de la peinture moderne lui avaient donc fait perdre. Yves Klein est apparu comme l'artiste démiurge par excellence. Dès 1951, visitant les jardins de Granja près de Madrid, Klein imagine devant les bassins et leurs jets d'eau, ce que seraient ces mêmes fontaines crachant le feu. L'idée sera reprise en 1958 dans le cadre d'une collaboration avec l'artiste Norbert Kricke, puis en 1961 avec Claude Parent. Le dernier projet prévoyait d'intercaler entre les jets d'eau du Palais de Chaillot, des jets de gaz incandescent. En 1961 toujours, pour sa rétrospective au Musée Haus Lange de Krefeld, en Allemagne, Klein réalise, en assemblant des becs Bunsen, un Mur de feu ainsi qu'une sculpture de feu, énorme flamme jaillissant jusqu'à trois mètres au-dessus du sol.

C'est pendant le déroulement de cette exposition que naîtront les premières peintures de feu. Leur mode d'exécution ne sera mis au point que quelques temps plus tard, au Centre d'essais du Gaz de France qui mettra à la disposition de l'artiste des brûleurs industriels au gaz de coke. Le support de ces peintures est un carton suédois rendu résistant à la chaleur grâce à un mélange d'amiante. En réglant l'ouverture du brûleur, en s'approchant plus ou moins du carton, en l'humectant, Klein varie le degré de combustion. Aux tableaux-feu parsemés de brûlures étoilées, dues à des becs de petites dimensions (un peu comme des empreintes du Mur de feu), succèdent des œuvres plus composées où se superposent de plus larges halos. Souvent, le tableau garde la trace des coulures d'eau. Il s'y mêle parfois des taches bleues ou roses, des feuilles d'or, des anthropométries. En effet, il arrive que l'humidification se fasse par l'application du corps mouillé d'un modèle, dont la marque se révèle en plus sombre au moment de la combustion.

Les tableaux de feu représentent, dans l'œuvre de Klein, un moment de synthèse. L'élément est lui-même symbole de cette synthèse. Lors d'une interview télévisée, Klein déclare à Pierre Restany qu'il regarde l'incandescence de la flamme comme l'"expression majeure" de la synthèse des couleurs fondamentales. De plus, l'eau qui "dessine" dans la flamme, fait rêver l'artiste à une conciliation des forces antagonistes de la nature. Klein est l'Hermès de la légende rosicrucienne, figure polymorphe, tenant à la fois de Lucifer et du Christ, Hermès dont le sang rédempteur était couleur de rose, l'"autre" couleur de Klein. Au sujet moderne éclaté, fasciné par le vide et brassant la matière, individualiste tout en affirmant une vocation messianique, le mythe apporte l'espoir de la Grande Synthèse, de la résolution des contraires (ce que symbolise aussi la croix du blason rosicrucien), de l'homme qui, ayant épousé l'ambivalence fon-damentale de la nature, s'est confondu dans le Grand Tout cosmique."

extrait du livre "Yves Klein", Catherine Millet, Paris, Art Press-Flammarion, 1983