• Écrits sur les Anthropométries

Article, 1960

Écrits sur les Anthropométries

Yves Klein

« Je peins d’après modèle le plus souvent et même avec la collaboration effective du modèle depuis quelques années déjà. En effet, depuis longtemps, je me demandais pourquoi les peintres figuratifs ou même abstraits quelquefois, tel Fautrier par exemple, ressentent le besoin de peindre d’après des nus. La raison de chercher une forme vivante humaine à dessiner et à copier d’après nature ne suffisait pas ; je sentais qu’il y avait autre chose. Le modèle nu apporte la sensualité dans l’atmosphère. Attention ! pas la sexualité !
Le modèle crée le climat sensuel à l’intérieur de l’atelier, comme éventuellement à l’extérieur, qui permet de stabiliser la matière picturale. C’est le gros bon sens à ne pas rompre, quand l’artiste s’enferme dans les sphères de création d’art, avec le centre de gravité des valeurs charnelles dans le sens de la vraie foi chrétienne qui dit : « Je crois à l’incarnation du Verbe, je crois à la résurrection des corps », et il se trouve, là aussi, le Vrai sens du théâtre du Verbe : le Verbe, c’est la chair !
J’ai donc pris des modèles, j’ai essayé ; c’était très beau. La chair, la délicatesse de la peau vivante, sa couleur extraordinaire et si paradoxalement incolore à la fois me fascinaient.
Mes modèles riaient beaucoup de me voir exécuter d’après elles de splendides monochromes bleus bien unis ! Elles riaient, mais de plus en plus se sentaient attirées par le bleu.
Un jour, j’ai compris que mes mains, mes outils de travail pour manier la couleur ne suffisaient plus. C’était le modèle lui-même qu’il me fallait pour peindre la toile monochrome... »
Non, ce n’était pas de la folie érotique !
C’était encore plus beau. J’ai jeté une grande toile blanche par terre, j’ai vidé au milieu vingt kilos de bleu et le modèle s’est littéralement rué dedans; elle a peint le tableau en se roulant sur la surface de la toile dans tous les sens, avec son corps.
Je dirigeais l’opération debout, en tournant rapidement tout autour de cette fantastique surface au sol guidant tous les mouvements et déplacements du modèle. La fille, tellement grisée par l’action et par le bleu vu de si près et en contact avec sa chair, finissait par ne plus m’entendre lui hurler:  « Encore un peu plus à droite, là, revenez en vous roulant sur ce côté-là, cet espace n’est pas encore couvert dans cet autre coin-là, venez y appliquer votre sein droit, etc. »
Il n’y a jamais rien eu d’érotique, de pornographique ni de quoi que ce soit d’amoral dans ces séances fantastiques ; dès que le tableau était terminé, mon modèle prenait un bain. Je ne les ai jamais touchées, d’ailleurs c’est pour cela qu’elles avaient confiance et qu’elles aimaient à collaborer et aiment encore collaborer ainsi, de tout leur corps, à ma peinture. Et puis c’était la solution apportée au problème de la distance en peinture : mes pinceaux étaient vivants et téléguidés.
Avec moi, elles comprenaient, elles faisaient quelque chose, elles agissaient. Avant, avec les figuratifs qui les dessinaient, elles se reconnaissaient après sur les peintures. Ensuite sont venus les abstraits et alors c’était inquiétant, psychologique, malsain. Elles ne comprenaient plus à quoi elles servaient en fait.
Avec moi, au début, elles m’ont cru fou; après, elles ne pouvaient plus se passer de venir poser pour moi ou plutôt de venir travailler avec moi !" 

Yves Klein, extrait de "Viens avec moi dans le vide", Dimanche 27 novembre 1960 "Le journal d'un seul jour"



« La marque de l’immédiat ». C’est ce qu’il me fallait !
... L’on comprendra aisément le processus : mes modèles ont d’abord ri de se voir transposées sur la toile en mono- chrome, puis elles se sont accoutumées et ont aimé la valeur, la qualité-colore chaque fois différente de chaque toile, même pendant l’époque bleue où c’était pourtant le même ton, le même pigment, les mêmes procédés techniques à l’exécution. Puis lorsque j’ai commencé peu à peu à ne plus rien produire de tangible avec l’aventure de « l’immatériel » dans mon atelier débarrassé même des monochromes et vide en apparence, là, mes modèles ont, alors, voulu absolument faire quelque chose pour moi... Elles se sont ruées dans la couleur et, avec leur corps, ont peint mes monochromes. Elles étaient devenues des pinceaux vivants !
Déjà autrefois, j’avais refusé le pinceau, trop psychologique, pour peindre avec le rouleau, plus anonyme, et ainsi tâcher de créer une « distance », tout au moins intellectuelle, constante, entre la toile et moi, pendant l’exécution... (…)
De cette manière je restais propre, je ne me salissais plus avec la couleur, même pas le bout des doigts. Devant moi, sous ma direction, en collaboration absolue avec le modèle, s’accomplissait l’œuvre, et j’étais en mesure de me montrer digne d’elle, en « smoking », pour la recevoir comme il se doit, à sa naissance au monde tangible.
Les « marques du corps », qui disparaissaient d’ailleurs bien vite, car il fallait que tout devienne monochrome.
Ces marques, païennes dans ma religion de l’absolu monochrome, m’ont hypnotisé tout de suite, et je les ai travaillées clandestinement vis-à-vis de moi-même, longtemps, toujours en collaboration absolue avec les modèles, afin de bien partager les responsabilités en cas de faillite spirituelle.
Nous pratiquons, modèles et moi, une télékinèse scientifique parfaite et irréprochable. et c’est ainsi que j’ai présenté tout d’abord en privé, chez Robert Godet à Paris, au printemps 1958, puis, d’une manière plus perfectionnée encore, le 9 mars 1960, à la Galerie Internationale d’Art Contemporain : Les anthropométries de l’Époque Bleue.
... Hiroshima, les ombres d’Hiroshima ; dans le désert de la catastrophe atomique, elles ont été un témoignage sans doute terrible mais cependant un témoignage tout de même d’espoir de la survie et de la permanence, même immatérielle, de la chair.
Cette démonstration, plutôt technique, je l’ai voulue ainsi surtout pour déchirer le voile du temple de l’atelier. Ne tenir rien caché de mon procédé et mériter ainsi, peut-être, la « grâce » de recevoir plus tard, de nouveaux sujets d’émerveillement par de tels nouveaux trucs techniques tout aussi valables comme toujours, tout aussi peu importants, et dont les résultats continuent à m’étonner moi-même tout autant. Avec ou sans technique c’est toujours si bon de vaincre ! C’était mon moto de combat au Japon dans les championnats de Judo ! On m’a toujours appris en Judo que je devais atteindre la perfection technique pour pouvoir m’en moquer ; être constamment en mesure de la montrer à tous mes adversaires, et ainsi, bien qu’ils sachent tout, vaincre tout de même.
Les lambeaux de ce voile du temple de l’atelier déchirés me permettent même aujourd’hui d’obtenir de merveilleux suaires. Tout me sert.
Yves Klein, extrait de « Le vrai devient réalité », 1960



"Qu’est-ce qui m’a conduit à l’anthropométrie ?
La réponse se trouve dans les œuvres que j’ai exécutées entre 1956 et 1957, alors que je prenais part à cette grande aventure qu’était la création de la sensibilité picturale immatérielle.
Je venais de débarrasser mon atelier de toutes mes œuvres précédentes. Résultat : un atelier vide. Tout ce que je pouvais faire physiquement était de rester dans mon atelier vide, et mon activité créatrice d’états picturaux immatériels se déployait merveilleusement. Cependant, petit à petit, je devenais méfiant, vis-à-vis de moi-même, mais jamais vis-à-vis de l’immatériel.
À partir de ce moment-là, je louais des modèles à l’exemple de tous les peintres. Mais contrairement aux autres, je ne voulais que travailler en compagnie des modèles et non pas les faire poser pour moi. J’avais passé beaucoup trop de temps seul dans cet atelier vide : je ne voulais plus y rester seul avec ce vide merveilleusement bleu qui était en train d’éclore. (...)
Alors, la raison qui me poussait à utiliser des modèles nus devient pratiquement évidente : c’était un moyen d’éviter le danger de me retrouver enfermé dans les sphères par trop spirituelles de la création, rompant ainsi avec le plus élémentaire bon sens, constamment répété par notre condition de personnes incarnées. La forme du corps, ses lignes, ses étranges couleurs oscillant entre la vie et la mort, ne présentent aucun intérêt pour moi. Seul le climat affectif, pur, essentiel, de la chair a de l’importance."
Yves Klein, extrait du « Manifeste de l’Hôtel Chelsea », 1961