• Écrits sur le bleu

Article, 1959

Écrits sur le bleu

Yves Klein

"Alors que j’étais encore un adolescent, en 1946, j’allai signer mon nom de l’autre côté du ciel durant un fantastique voyage «réalistico-imaginaire». Ce jour-là, alors que j’étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci, de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu’ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres."
Yves Klein, extrait du Manifeste de l’hôtel Chelsea, New York, 1961


"Pourquoi j’en suis venu à cette époque bleue ? Parce que, avant cela, je présente chez Colette Allendy, en 1956 et en 1955, une vingtaine de surfaces monochromes, toutes de différentes couleurs, verte, rouge, jaune, violette, bleu, orange, et me trouve ainsi au début de ma carrière dans cette manière ou tout au moins au début de la présentation au public de cette manière. Je cherche à montrer la « couleur » et je m’aperçois au vernissage que le public, en présence de toutes ces surfaces de différentes couleurs présentées à la cimaise, prisonnier de son optique apprise, reconstitue les éléments d’une polychromie décorative. Il ne peut pas pénétrer dans la contemplation de la couleur d’un seul tableau à la fois, et c’est très décevant pour moi car justement je refuse catégoriquement de faire jouer sur une même surface ne seraient-ce que deux couleurs seulement entre elles. À mon avis, deux couleurs opposées sur une même toile forcent le lecteur non pas à entrer dans la sensibilité, dans la dominante, dans l’intention picturale, mais le forcent à voir soit le spectacle du combat de ces deux couleurs entre elles, soit celui de leur entente parfaite même. C’est une situation psychologique, sentimentale, émotionnelle, qui perpétue une sorte de règne de la cruauté. [rires] Et l’on ne peut plus alors se plonger dans la sensibilité de la couleur pure débarrassée de toute contamination extérieure.

Yves Klein, extrait de la Conférence à la Sorbonne, 1959



" Malheureusement, il est apparu au cours des manifestations qui eurent lieu à cette occasion, et notamment lors d'un débat organisé chez Colette Allendy, que de nombreux spectateurs, prisonniers d'une optique apprise, demeuraient beaucoup plus sensibles au rapport des différentes propositions entre elles (rapport de couleurs de nouveau, de valeurs, de dimensions et intégrations architecturales) : ils reconstituaient les éléments d'une polychromie décorative. C'est ce qui m'a conduit à pousser plus avant la tentative et à présenter cette fois-ci en Italie, à la Galerie Apollinaire de Milan, une exposition consacrée à ce que j'ai osé appeler mon époque Bleue. (Je me consacrais en effet, depuis plus d'un an déjà, à la recherche de la plus parfaite expression du « Bleu »). Cette exposition était composée d'une dizaine de tableaux bleu outremer foncé, tous rigoureusement semblables en ton, valeur, proportions et dimensions. Les controverses assez passionnées soulevées par cette manifestation m'ont prouvé la valeur du phénomène et la profondeur réelle du bouleversement qu’il entraîne chez les hommes de bonne volonté, fort peu soucieux de subir passivement la sclérose des concepts reconnus et des règles établies. Je suis heureux malgré toutes mes erreurs et mes naïvetés, et les utopies dans lesquelles je vis, de me trouver à la recherche d’un problème aussi actuel. En effet, à l’ère atomique, où tout ce qui est matériel pourrait disparaître soudain pour ne laisser place qu’à tout ce que l’on peut imaginer de plus abstrait, on peut se permettre de raconter cette histoire de l’ancienne Perse. Un joueur de flûte se mit un jour à ne plus jouer qu’un seul et unique son continu. Continuant cette action pendant plus de vingt ans, sa femme s’avisa de lui faire observer que les autres joueurs de flûte, eux, émettaient plusieurs sons harmonieux, mélodieux, etc., et que tout de même c’était peut-être plus intéressant et plus varié. Ce à quoi le joueur de flûte « monoton » répondit que ce n’était pas de sa faute, si « lui » avait trouvé la note que les autres étaient tous encore en train de chercher ! Chacune de ces propositions bleues, toutes semblables en apparence, furent cependant reconnues par le public bien différentes les unes des autres. L’amateur passait de l’une à l’autre, comme il convenait et pénétrait en état de contemplation instantanée dans les mondes du bleu. Mais chaque monde bleu de chaque tableau, bien que du même bleu et traité de la même manière, se révélait être d’une tout autre essence et atmosphère ; aucun ne se ressemblait, pas plus que les moments picturaux ni les moments poétiques ne se ressemblent. Bien que tous de même nature, supérieure et subtile (repérage de l’immatériel). L’observation la plus sensationnelle fut celle des « acheteurs ». Ils choisirent parmi les onze tableaux exposés, chacun le leur et le payèrent chacun le prix demandé. Les prix étaient tous différents, bien sûr. Ce fait démontre que la qualité picturale de chaque tableau était perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique d’une part et, d’autre part, évidemment que ceux qui choisissaient reconnaissaient cet état des choses que j’appelle la « Sensibilité picturale ». Pour ceux qui me répétaient qu’après ce serait fini, que je ne pourrais plus aller plus loin, je vais continuer ainsi. Ayant détecté ainsi l’existence de la sensibilité picturale. D’ailleurs, je le redis encore une fois ici, mon maître Delacroix l’avait, bien avant moi, dénoncée, sous le nom de « l’indéfinissable », mais il m’avait été nécessaire de la redécouvrir moi-même pour en être bien conscient ; l’époque bleue fit l’initiation du public et de moi-même à la fois.

Yves Klein, extrait de « L’aventure monochrome : l’épopée monochrome », 1960