• Écrits sur la monochromie : "Ma position dans le combat entre la ligne et la couleur"

Article, 1958

Écrits sur la monochromie : "Ma position dans le combat entre la ligne et la couleur"

Yves Klein

Paris, le 16 avril 1958

L’art de peindre consiste, pour ma part, à rendre la liberté à l’état primordial de la matière. Un tableau ordinaire, comme on le comprend dans sa matière générale, est pour moi comme une fenêtre de prison, dont les lignes, les contours, les formes et la composition sont déterminés par les barreaux. Pour moi, les lignes concrétisent notre état de mortels, notre vie affective, notre raisonnement, jusqu’à notre spiritualité. Elles sont nos limites psychologiques, notre passé historique, notre éducation, notre squelette ; elles sont nos faiblesses et nos désirs, nos facultés et nos artifices.

La couleur par contre est de mesure naturelle et humaine, elle baigne dans une sensibilité cosmique. La sensibilité d’un peintre n’est pas encombrée de coins et recoins mystérieux. Contrairement à ce que la ligne tendrait à nous faire croire, elle est comme l’humidité dans l’air ; la couleur, c’est la sensibilité devenue matière, la matière dans son état primordial.

Je ne peux plus approuver un tableau « lisible », mes yeux sont faits non pour lire un tableau, mais pour le voir. La peinture est couleur, et Van Gogh s’écria : « Je voudrais être libéré de je ne sais quelle prison. » Je crois qu’inconsciemment il souffrait de voir la couleur découpée par la ligne et ses conséquences.
conséquences.

Les couleurs seules habitent l’espace, alors que la ligne ne fait que voyager au travers et le sillonner. La ligne traverse l’infini, tandis que la couleur est. Par la couleur, j’éprouve une identification totale avec l’espace ; je suis réellement libre.


Pendant ma deuxième exposition parisienne chez Colette Allendy, j’ai montré en 1956 un choix de propositions de couleurs et de formats différents. Ce que j’attendais du grand public, c’était cette « Minute de vérité » dont parlait Pierre Restany dans son texte lors de mon exposition. En prenant la liberté de faire « table rase » de toute cette couche d’impureté extérieure, et en essayant d’atteindre ce degré de contemplation où la couleur devient pleine et pure sensibilité. Malheureusement, il s’avéra au cours des manifestations qui eurent lieu à cette occasion, que beaucoup de spectateurs étaient esclaves de leur manière de voir habituelle, et qu’ils étaient beaucoup plus sensibles à la relation des propositions entre elles et se recréaient les éléments décoratifs et architecturaux d’un motif à plusieurs couleurs.

Ceci m’incita à aller encore plus avant dans mes recherches et à faire en janvier 1957, cette fois à Milan dans la Galerie Apollinaire, une exposition dédiée à ce que j’osais appeler ma « Période Bleue » (il est vrai que depuis plus d’un an je m’étais consacré à la recherche de l’expression la plus parfaite du bleu). Cette exposition comptait dix 4 tableaux d’un ultra-marin sombre, tous rigoureusement identiques en ton, valeur, proportion et grandeur. Les controverses passionnées qui en résultèrent, et la profonde émotion qu’elle provoqua chez les personnes de bonne volonté, prêtes à se soustraire à la sclérose des anciennes conceptions et des règles ancrées, mirent le doigt sur l’importance du phénomène. Malgré toutes les erreurs, les naïvetés et les utopies dans lesquelles je vis, je suis heureux d’être à la recherche d’un problème de si grande actualité. Il nous faut – et ceci n’est pas une exagération – penser que nous vivons à l’ère atomique, où tout ce qui est matériel et physique peut disparaître du jour au lendemain pour céder la place à tout ce que nous pouvons imaginer de plus abstrait. Je crois que pour le peintre, il existe une matière sensible et colorée qui est intangible.

Je considère donc que la couleur même, dans son aspect physique, en arrive à limiter et asservir mon effort vers la création d’états artistiques sensibles.

Pour atteindre cet « indéfinissable » de Delacroix qui est l’essence même de la peinture, je me suis mis à la « spécialisation » de l’espace, qui est mon ultime façon de traiter la couleur. Il ne s’agit plus de voir la couleur, mais de la « percevoir ». Ces derniers temps, le travail de la couleur m’a conduit malgré moi à rechercher peu à peu la réalisation de la matière avec un soutien (de l’observateur – du traducteur) et j’ai décidé de mettre fin au conflit ; à présent mes tableaux sont invisibles et ce sont eux que je voudrais montrer dans ma prochaine exposition parisienne chez Iris Clert, d’une façon claire et positive.