• Du judo à la sensibilité picturale, par Denys Riout

Article, 2017

Du judo à la sensibilité picturale, par Denys Riout

Denys Riout

Yves Klein, né en 1928, grandit dans un milieu artistique. Son père, Fred Klein, peintre figuratif, et sa mère, Marie Raymond, bientôt connue comme peintre abstrait, fréquentent de nombreuses personnalités des avant-gardes. Le jeune homme, confronté au défi de devenir peintre sans pour autant devoir choisir entre le camp maternel et la tradition paternelle, hésite entre plusieurs autres voies. En 1947, après avoir renoncé à faire carrière dans la marine marchande, il travaille dans un magasin de Nice où sa tante Rose, fidèle soutien, l’accueille. Il s’inscrit alors dans un club de judo et se passionne bientôt pour cet art martial qui requiert une discipline physique autant que mentale (ill. 2). Là, il rencontre Claude Pascal puis Armand Fernandez – connu plus tard sous le nom d’Arman. Inséparables, les trois amis s’initient au judo, s’amusent, discutent, rêvent de conquérir le monde et de changer la vie. C’est ainsi qu’ils découvrent l’ouvrage de Max Heindel, La Cosmologie des Rose+Croix. Bientôt passionnés, Claude Pascal et Yves Klein s’inscrivent à la Rosicrucian Society of Oceanside (Californie). Cet épisode engendra bien des malentendus sur la « spiritualité » ou « l’occultisme » supposé de l’artiste qui avait pourtant renoncé à cet enseignement dès 1953.

Convoqué en novembre 1948 par l’armée, Klein effectue son service militaire en Allemagne. Fin 1949, il part avec Claude Pascal pour Londres où il trouve un emploi chez un encadreur qui l’initie à la dorure à la feuille. Puis les deux compères se rendent en Irlande et y travaillent dans un club d’équitation. En février 1951, Klein s’installe à Madrid pour apprendre l’espagnol. Il continue bien entendu à pratiquer le judo, ici dans un club dirigé par Franco de Sarabia avec qui il sympathise. En Espagne, Klein commence à préparer un séjour au Japon où il pourra suivre les cours d’un célèbre Institut, puis revenir en France et entreprendre une carrière de judoka. Sa voie est alors tracée. Il a 24 ans lorsqu’il s’embarque pour Yokohama où il arrive en septembre 1952. Il rejoint alors Tokyo et s’inscrit au Kôdôkan, le centre de formation au judo le plus réputé du pays. Klein doit repartir à zéro, repasser un à un tous les grades. En juillet 1953, il retrouve son rang initial, ceinture noire 2e dan, mais pour surclasser ses compatriotes, il ne peut pas s’en contenter. Au début de l’année suivante, lorsqu’il a obtenu le 4e dan, il revient en France et se présente à la Fédération de judo pour valider ses titres japonais, confiant dans son avenir. Las... l’entretien se passe mal et Klein, humilié, voit ses espoirs s’effondrer. Même l’enseignement officiel du judo lui est interdit en France.

Sollicité par la Fédération espagnole de judo, Klein retourne à Madrid comme conseiller technique et il enseigne également dans le club de Franco de Sarabia dont le père, imprimeur, lui permet de concocter sur ses presses Yves peintures. En novembre 1954, le judoka déçu publie aux Éditions Grasset un livre important, abondamment illustré, Les Fondements du judo (ill. 3). Quand il rentre à Paris, fin 1954, il accepte de donner des cours à l’American Center. L’année suivante il ouvre une salle de judo, boulevard Clichy, grâce à l’aide financière de sa tante. Son enseignement au Centre américain lui assurera un revenu modeste mais régulier jusqu’en 1958, d’autant plus utile que sa propre salle doit fermer définitivement au début de l’été 1956. Le jeune judoka s’est déjà tourné vers la peinture.

Klein, auteur de l’album confidentiel Yves Peintures, décide de passer de la fiction à la réalité et de le faire savoir. Non seulement il peint de véritables panneaux monochromes, mais il souhaite exposer l’un d’eux au Salon des Réalités Nouvelles, un Salon créé en 1946 et dévolu à l’art abstrait. Sa mère en est alors un membre influent. Or le comité d’organisation refuse Expression de l’univers de la couleur mine orange en juillet 1955, sous prétexte qu’un tableau orange tout uni, « ce n’est vraiment pas suffisant tout de même[i] ». Klein a beau protester de sa bonne foi, indiquer que ses intentions sont « absolument sérieuses et sincères[ii] », rien n’y fait. Depuis Manet, nous savons qu’un refus dans un Salon peut mener au triomphe, plus tard. Klein, en judoka expérimenté, va s’employer à retourner la situation à son profit. Avec le monochrome il pense s’approcher du « vrai » sans céder au réalisme de la figuration. Le comité du Salon refuse pourtant de voir en lui un peintre abstrait. En 1955 en effet, la monochromie picturale se trouvait rejetée par les deux camps alors en présence, la figuration et l’abstraction. Assumée comme telle, elle ouvrait des perspectives nouvelles, en dépit de quelques précédents d’inspiration différente. Klein argumente son choix dans le « combat entre la ligne et la couleur[iii] ». Il prend parti avec ses tableaux et il tente de gagner le public à sa cause par des expositions.

Après son échec au Salon des Réalités Nouvelles, Klein organise sa première exposition personnelle au Club des Solitaires, les salons privés des Éditions Lacoste (octobre 1955). Il y présente une série de « tableaux unis monochromes[iv] » et il explique ce choix radical dans le texte de présentation de cette exposition intitulée Yves Peintures, comme l’album réalisé l’année précédente. C’est la première fois que le terme, « monochrome », est utilisé dans le contexte artistique en ce sens. Il s’appliquait autrefois à des camaïeux ou à des « grisailles ». La réduction à une seule couleur n’éliminait pas le dessin et elle s’accordait volontiers, depuis l’Antiquité, avec les effets du trompe-l’œil. Avant Klein, plusieurs artistes avaient peint des tableaux d’une seule couleur, des monochromes avant la lettre. Le Carré noir de Malevitch (ill. 4), nommé également Carré noir sur fond blanc, prête encore à discussion, à cet égard. En revanche, les trois peintures présentées par Rodtchenko à Moscou en 1921, respectivement jaune, bleu et rouge, étaient vraiment « monochromes » bien que le terme n’ait pas été employé. Il en va de même pour les White Paintings et les Black Paintings exposées à New York en 1953 par Rauschenberg. C’est pourquoi, bien qu’il ne soit pas le premier à peindre de tels tableaux, il paraît légitime de tenir Klein pour l’inventeur du « genre[v] ».

Ses amis assistent au vernissage, mais ne s’y présente aucun critique, aucun galeriste, aucun collectionneur. Une rumeur railleuse se répand autour de cette exposition de tableaux de diverses couleurs unies, tous dépourvus de dessin. Elle incite un jeune critique d’art, Pierre Restany, à la visiter. Intéressé, il rencontre Klein dont devient très vite l’un des proches. Une collaboration exemplaire commence alors. Colette Allendy exposait des artistes d’avant-garde dans sa galerie parisienne. Restany la convainc de présenter les œuvres de Klein et il rédige « La minute de vérité » (ill. 5) pour le carton d’invitation à l’exposition qu’il suggère d’intituler Yves. Propositions monochromes. Cette locution met l’accent sur la « monochromie » et elle n’utilise pas le terme « tableau », ou « peinture ». La singularité des œuvres de Klein a désormais trouvé un équivalent dans le langage qui les qualifie. Ce coup de force discursif fut déterminant pour la perception de son œuvre. L’artiste en saisit sur le champ les avantages. Il signera désormais nombre de ses réalisations et de ses interventions « Yves le Monochrome ». L’ « aventure monochrome » qui commence à ce moment-là, brille encore aujourd’hui d’un vif éclat.

L’exposition dans la galerie Colette Allendy, ouverte en février 1956, suscite des interrogations. Aussi un débat avec le public est-il organisé. Les discussions permettent à l’artiste de comprendre pourquoi ses intentions font  l’objet d’un malentendu. Au lieu de concentrer leur attention successivement sur chaque monochrome, les amateurs considèrent l’ensemble, la juxtaposition sur un même mur, à des hauteurs différentes, de panneaux aux couleurs variées. L’autonomie des « propositions » leur échappe et celles-ci deviennent alors de simples éléments d’une « polychromie décorative[vi] ». La réponse apportée au problème par l’artiste s’appuie avec élégance sur une logique implacable : il doit supprimer la diversité colorée. Klein choisit de s’en tenir au bleu outremer pour sa prochaine exposition.

Ce cheminement pourrait paraître tout cérébral. Mais la peinture monochrome n’est nullement conceptuelle et Klein a toujours fait preuve d’une vive sensibilité plastique. Le pigment pur, tel qu’il se présente chez les marchands de couleur, le fascinent par leur intensité lumineuse et la profondeur de leur matité. Or les liants traditionnels qui permettent de fixer les pigments sur le support, l’huile de lin par exemple, altèrent toujours leur éclat. Avec son marchand de couleurs, Édouard Adam, il met au point un « médium fixatif » qui permet aux pigments de conserver une remarquable luminosité. Klein utilise cette préparation pour peindre ses monochromes, notamment bleus. En 1960, il en dépose la formule à l’Institut national de la propriété industrielle (ill. 6). Ce bleu I.K.B. (International Klein Blue), objet d’un mythique « brevet », est devenu la couleur emblématique de son art.

Pierre Restany entretient de nombreux contacts en Italie. Il persuade un galeriste milanais, Guido Le Noci, d’organiser une manifestation dévolue au bleu, dont il suggère le titre : Proposte monocrome, epoca blu. Cette première exposition de « l’époque bleue » ouvre ses portes à la galerie Apollinaire le 2 janvier 1957. Onze tableaux y sont présentés de manière inhabituelle. Détachés de la cimaise, rigoureusement parallèles aux murs, ils paraissent en tout point semblables. D’un même format, d’une même texture, et surtout entièrement recouverts, bords compris, du même bleu, ces « Propositions monochromes » semblent aller au-devant du spectateur. L’absence de cadre comme les angles légèrement arrondis des supports, pour que des arêtes vives ne nuisent pas à la diffusion de la couleur dans l’espace, concourent à leur pouvoir de « rayonnement », une qualité que Klein recherchait avant toute autre. La manifestation ne passe pas inaperçue. Par un heureux hasard, c’est Dino Buzzati qui est chargé de la chroniquer pour le Corriere d’informazione. Son article, « Blu, Blu, Blu » et l’achat d’un monochrome par Lucio Fontana contribuent à forger une stature internationale au peintre jusqu’alors inconnu, ou presque.

Après ce coup de maître, Klein bénéficie d’une série d’expositions personnelles. En mai 1956 s’ouvre à Paris une manifestation en deux volets. Pierre Restany rédige cette fois encore le texte du carton d’invitation affranchi avec un timbre bleu outremer, uni, que les services postaux ont accepté d’oblitérer (ill. 7). Peu avant le vernissage de l’exposition chez Iris Clert, Klein, sa galeriste et leurs amis se rendent devant l’église Saint-Germain-des-Prés, toute proche, avec des grappes de ballons bleus gonflés à l’hélium. Libérés, ils s’envolent dans le ciel (ill. 8). Plus tard, Klein affirmera qu’il y avait mille et un ballons et il fera de cet événement une œuvre à part entière, sa Sculpture aérostatique. Il a ménagé une autre surprise pour le vernissage du second volet. Dans le jardin de Colette Allendy, il procède à l’allumage des feux de Bengale répartis sur un monochrome bleu posé sur un chevalet. Ce spectacle éphémère est destiné à « s’agrandir dans le souvenir, dans la mémoire visuelle[vii] ». Un film en couleur témoigne de ce moment exceptionnel et rend compte des deux accrochages.

Peu après la fin des expositions parisiennes, s’ouvre une nouvelle manifestation. Organisée à Düsseldorf, elle inaugure la galerie d’Alfred Schmela. Dans cet espace aux dimensions modestes, Klein présente des monochromes de diverses couleurs. Puis à Londres, la galerie One accueille un ensemble de « propositions » bleues et un choix de « propositions » blanches, noires, vertes, rouges, jaunes ou roses. La période bleue a frappé les esprits. Klein ne s’y attarde pas, s’y enferme encore moins. Il lui importe bien davantage de montrer combien la monochromie est riche de potentialités. Là où l’on avait vu qu’une facétie, une expérience passagère ou encore l’ultime étape avant la mort de la peinture, Yves le Monochrome prouve qu’elle peut au contraire manifester la vitalité de l’art.   

Denys Riout, extrait de " Des cendres incandescentes", 2017



[i] Yves Klein, « L’aventure monochrome », Écrits, op. cit., p. 226.
[ii] Yves Klein, lettre adressée au comité du Salon des Réalités Nouvelles, 5 juillet 1955, Écrits, op. cit., p. 330.
[iii] Yves Klein, « Ma position dans le combat entre la ligne et la couleur », 1958, Écrits, op. cit., p. 49.
[iv] Yves Klein, « Texte de présentation de l’exposition Yves Peintures aux Éditions Lacoste » 15 octobre 1955, Écrits, op. cit., p. 40.
[v] La première exposition thématique consacrée à la peinture monochrome, Monochrome Malerei, fut organisée au Städtisches Museum de Leverkusen en 1960. L’œuvre de Klein, déjà très connue en Allemagne dans les milieux informés, en fut l’élément déclencheur. Depuis lors, bien d’autres explorations du genre ont vu le jour, notamment une vaste exposition, La Couleur seule. L’expérience du monochrome, Lyon (France), 1988.
[vi] Yves Klein, Le Dépassement de la problématique de l’art (1959), Écrits, op. cit., p. 82.
[vii] Yves Klein, « Remarques sur quelques œuvres exposées chez Colette Allendy », Paris, mai 1957, Écrits, op. cit., p. 53.