• "Suaire de Mondo Cane", (ANT SU 8 I)

Article, 2004

"Suaire de Mondo Cane", (ANT SU 8 I)

Philippe Vergne

Mi chaman, mi showman, champion de judo qui "sautait dans le vide", mystique voué à Sainte Rita et se définissant comme le peintre de l'espace qui préparait une révolution bleu outremer, architecte qui rêvait de murs de feu et de toits d'air, Yves Klein a bouleversé la scène artistique européenne au cours d'une carrière qui n'a duré que huit ans (1954-1962). Impossible ensuite de regarder la peinture, la sculpture, la photographie, l'architecture ou la musique de la même manière, tant l'enthousiasme de Klein pour l'expérimentation était intense et tant son art dépassait les disciplines canoniques.

Il y a quelques mois, assis dans le fauteuil d'Yves Klein, contemplant les murs qu'il affrontait chaque jour, touchant les poignées de porte qu'il saisissait, inspirant l'air qu'il respirait avec les autres membres du groupe du Nouveau Réalisme, là, dans son appartement-atelier de la rue Campagne Première à Paris, Daniel Moquay, responsable du domaine, a déroulé sous mes yeux l'une des dernières Anthropométries que Klein ait réalisées, "Suaire de Mondo Cane" (1961). Réalisées dans l'intimité de son atelier ou lors de performances, les Anthropométries sont des peintures en forme de linceul que l'artiste a conçues en recouvrant le corps de modèles féminins nus - ses "pinceaux vivants" - de peinture bleu outremer, qu'il a nommée et brevetée International Klein Blue (IKB). Il a ensuite demandé à ces pinceaux vivants de produire des empreintes corporelles, remettant radicalement en question la peinture en la conciliant avec la performance.

La beauté de "Suaire de Mondo Cane" réside dans sa dramaturgie. Commandée pour figurer dans le film Mondo Cane (1962) de Gualtiero Jacopetti, l'œuvre a été réalisée devant une caméra, à travers une grande vitre, l'artiste croyant à tort que le cinéaste ferait pour lui ce que Hans Namuth a fait pour Jackson Pollock, ce que Henri-Georges Clouzot a fait pour Picasso. Klein ne pouvait pas se réconcilier avec la conscience brutale que Mondo Cane était le premier film d'exploitation mondial - un "shockumentary" - abusant de son travail consacré aux perceptions spirituelles du monde. Humilié publiquement lors de la première du film au Festival de Cannes en 1962, il ne s'est jamais remis du choc et est mort quelques semaines plus tard d'une crise cardiaque. Mondo Cane met fin à la révolution bleue de Klein et S"uaire de Mondo Cane" devient le linceul éthéré de l'artiste lui-même. L'acquisition par le Walker, après près de huit ans de recherche, de cette merveilleuse peinture et du bac en bois qui l'accompagne, incrusté de l'IKB dans lequel les modèles se baignaient, rapproche l'histoire du film, de la performance et de la peinture.

Philippe Vergne, 1er janvier 2004
commissaire de l'exposition "Yves Klein: With the Void, Full Powers", Walker Art center, Minneapolis, États-Unis, 2010