• Témoignage de Rotraut sur sa rencontre et sa vie avec Yves Klein

Article, 2017

Témoignage de Rotraut sur sa rencontre et sa vie avec Yves Klein

Anna Kemper

Je ne sais pas comment m'adresser à vous : Madame Klein ?  Madame Moquay ? ou tout simplement Rotraut ?
Rotraut, pour l'état-civil mon nom est Rotraut Klein-Moquay. Mais pour moi c'est simplement Rotraut.

Et pourquoi avez-vous décidé de renoncer aux noms de famille ?
J'ai toujours trouvé que mon prénom était très joli. Mon nom de jeune fille est Uecker mais comme mon frère Günther est aussi un artiste, qu'il est mon aîné et beaucoup plus célèbre, je pense que le nom lui appartient. Klein est le nom de mon premier époux Yves, donc même configuration. Je voulais en tant qu'artiste avoir un nom bien à moi, c'est pourquoi je renonce aussi au nom Moquay, celui de mon présent mari et le laisse à mes enfants.  

Est ce que vous vous rappelez quand vous avez vu une œuvre d'Yves Klein pour la première fois ?
C'était en 1957 à Düsseldorf, je flânais dans les rues et j'ai vu dans la vitrine de la Galerie Schmela un des monochromes bleus d'Yves.  

Il devenait juste célèbre avec ces œuvres à ce moment-là : des toiles entièrement peintes d'un bleu outremer intense.
Ce bleu était magnétique, j'étais vraiment hypnotisée par la couleur. (...)

Quand l'avez vous rencontré ?
C'était à Nice en 1958. Un ami de mon frère y connaissait un artiste français, Arman, qui cherchait une nounou. J'avais toujours voulu voyager et apprendre des langues, j'ai donc accepté avec enthousiasme. (...) Arman n'était pas encore le célèbre artiste de l'objet qu'il deviendra plus tard, travaillait avec son père dans un magasin de meubles et faisait aussi de la peinture. C'est comme ça que je suis venu à Nice.

C'est donc dans cette maison que vous avez vu Yves pour la première fois ?
Il était un ami d'Arman. Un soir, il était invité à dîner. C'était un rayon de soleil et j'étais éblouie. Il avait dix ans de plus que moi, c'était un bel homme, sportif. Il me proposa de sortir, j'ai dit oui. (...)

Au début, en quelle langue vous parliez-vous, en allemand ou en français ?
On ne parlait pas beaucoup. On est sorti, puis on est allé chez lui, un tableau était en train de sécher, il a mis de la belle musique. J'étais tellement timide, je n'avais absolument aucune expérience avec les hommes. Mais je suis restée la nuit...Pendant les trois mois suivants on ne s'est pratiquement pas séparé. Jusqu'à ce qu'il doive partir à Gelsenkirchen.  

Yves Klein venait juste de faire sa première grande exposition. A Gelsenkirchen il décorait le foyer du nouveau théâtre de musique avec des reliefs muraux composés d'éponges : c'était la commande la plus importante qu'il ait eu jusque là.
Avant de partir il m'a dit avoir le sentiment qu'il ne vivrait pas très longtemps. Et à Gelsenkirchen il a inhalé toutes ces vapeurs toxiques ...

Vous étiez là aussi ?

Yves m'avait écrit qu'il avait besoin de moi. Sur place il m'a sauvé la vie : nous étions sur le balcon du foyer encore dépourvu de balustrade. Nous discutions avec quelqu'un quand je fis brusquement un pas en arrière dans le vide. Yves a dû voir la scène dans les yeux de son interlocuteur car il se retourna d'un seul coup et m'attrapa les mains in extremis.

Cela a dû être une réaction incroyablement rapide.
Il était judoka, ceinture noire quatrième dan, formé au Japon. Du judo il aimait la discipline, la répétition des figures jusqu'à atteindre la perfection. Il travaillait aussi comme ça, par exemple avec les modèles qu'il utilisait pour apposer la couleur bleue sur la toile avec leurs corps nus. Il créait des chorégraphies à l'avance et les faisait ensuite appliquer.

Vous assistiez à ces séances qui se déroulaient aussi en public. Vous n'étiez pas jalouse ?
Non, il n'y avait rien de sexuel. Je l'ai même souvent assisté, je délayais la peinture, comme autrefois j'aidais mon père. Yves m'a aussi soutenu en tant qu'artiste. (...)

L'art pouvait il vous faire vivre tous les deux ?
Au peine au début. Par exemple sur le projet de Gelsenkirchen, Yves n'a rien gagné parce que un relief était tombé et il a dû racheter tout le matériel. Pour Noël 1958 nous sommes allés dîner à la Coupole, une brasserie fréquentée par les artistes parce qu' Yves pouvait faire mettre l'addition en compte. Mais les choses ont vite changé lorsqu'il est devenu célèbre.  

1960 est l'année de son œuvre la plus célèbre "le saut dans le vide" : une photo de l'instant où les bras écartés il sauta par une fenêtre comme s'il pouvait voler.
Pour faire cette photo il a sauté treize ou quatorze fois par la fenêtre. Nous étions en dessous avec un tapis de judo, ce qu'on ne voit pas sur la photo.  

Un poème à votre intention accompagne la photo " Viens avec moi dans le vide" qu'est que cela signifie ?
Le vide était pour lui un sujet important. Quelques années auparavant il avait fait l'exposition "Le vide" dans une galerie parisienne, il avait tout enlevé et peint les lieux en blanc. Il exposait le vide. C'est une installation qui a attiré 3 000 personnes. Le vide représentait pour lui sa quête de l'immatériel, du divin.

L'année 1961 a été le début d'une phase de réussite. Il y a eu une rétrospective Yves Klein à Krefeld, en Allemagne, et vous avez voyagé à New York ...
Là bas, Yves a exposé ses monochromes bleus à la Galerie Leo Castelli. Nous avons séjourné à l'hôtel Chelsea. Une fois, nous avons rencontré Mark Rothko lors d'un vernissage. Yves l'admirait beaucoup, il s'est dirigé vers lui mais Rothko a tourné le dos et est parti.

Savez-vous pourquoi ?
Non, mais Yves avait montré ses monochromes bleus, et Rothko n'avait pas encore réalisé ses peintures noires à l'époque. Peut-être avait-il déjà l'idée en tête et sentait que quelqu'un était là avant lui. (...)

Yves et vous vous êtes mariés en janvier 1962. Votre mariage était aussi une performance, n'est-ce pas ?
Yves voulait un mariage royal : il était le roi du bleu et j'étais sa reine. Je portais une belle robe blanche avec une longue traine et une petite couronne sur la tête. Il l'avait trouvé la veille dans un magasin d'antiquités et l'avait peinte en bleu. Yves portait l'uniforme de l'ordre religieux de Saint Sébastien, dont il était Chevalier. Ensuite, nous avons célébré à La Coupole avec un grand buffet - et des boissons bleues.

Six mois plus tard, votre mari est mort. Il n'avait que 34 ans.
Il avait eu des problèmes cardiaques pendant un certain temps, mais il ne m'en parlait pas parce que j'étais enceinte et il ne voulait pas que je m'inquiète. Je pense que les vapeurs toxiques ont détruit ses organes internes, mais cela ne sera probablement jamais connu avec certitude. Il a eu deux petites crises cardiaques à la mi-mai et le médecin lui a dit de se reposer. Quatre jours avant sa mort, nous avons reçu une lettre de condoléances de Miro. Franz Kline était mort, et Miro avait mélangé Klein et Kline. Yves portait la lettre avec lui tout le temps; il était inquiet que cela puisse être un mauvais présage. Le 6 juin, Yves a dit qu'il ne se sentait pas bien et que je devrais appeler un médecin. Je suis allée téléphoner dans le couloir, et quand je suis revenu dans sa chambre quelques minutes plus tard, il était mort. Après sa mort, j'ai souvent pensé au poème "Viens avec moi dans le vide". Si je devais le suivre...mais j'étais enceinte, donc ce n'était pas une option.

Y avait-il quelque chose pour vous réconforter pendant ce temps ?

La pensée qu'il continuait à vivre dans l'immatériel. Dans la première nuit après sa mort, j'avais un sens physique de son étreinte - il n'était pas encore parti. Et c'est resté ainsi. J'ai le sentiment qu'il est là quand j'ai besoin de lui.

Lui parlez-vous parfois?
Oui, dans mes pensées je le fais. (...)

Vous arrive-t-il parfois de traverser le bleu d'Yves Klein dans votre vie de tous les jours?
Je pense toujours à Yves quand je vois quelque chose de bleu. Curieusement, je continue à trouver de petites choses bleues, des bouts de papier; une fois, j'ai trouvé un cœur bleu. Je les prends avec moi. Pour moi, ce sont de petits signes de lui qui me disent qu'il est toujours là.


extrait de l'entretien avec Anna Kemper, ZEIT MAGAZIN INTERNATIONAL