• Conférence de la Sorbonne - 5. Mon Époque Pneumatique

Son, 1959

Conférence de la Sorbonne - 5. Mon Époque Pneumatique

Nous arrivons maintenant, en remontant toujours prudemment et progressivement dans le temps, en avril 1958. Et c’est la préparation et la présentation chez Iris Clert à Paris, de l’exposition de La sensibilité picturale à l’état matière première, spécialisée en sensibilité picturale stabilisée. On a appelé cette manière mon époque « pneumatique ». [rires] Suivant les normes de l’éthique que je me suis construite depuis dix ans, éthique qui est à l’origine de cet immatérialisme qui nous fera retrouver un véritable amour de la matière en opposition au quantitativisme, au matérialisme momifiant qui nous en rend esclaves – de cette matière – et la transforme en un tyran. Je désire, avec cette tentative, créer, établir et présenter au public, un état sensible pictural dans les limites d’une salle d’exposition de peinture ordinaire. En d’autres termes, créer une ambiance, un climat pictural invisible mais présent, dans l’esprit de ce que Delacroix appelle dans son journal « l’indéfinissable », qu’il considère comme l’essence même de la peinture. Cet état pictural, invisible dans l’espace de la galerie, doit être en tous points ce que l’on a donné de mieux jusqu’à présent comme définition à la peinture en général, c’est-à-dire, rayonnement. Invisible et intangible, cette immatérialisation du tableau doit agir, si l’opération de création réussit, sur les véhicules ou corps sensibles des visiteurs de l’exposition avec beaucoup plus d’efficacité que les tableaux visibles, ordinaires et représentatifs habituels, qu’ils soient figuratifs ou non figuratifs ou même monochromes. [rires] Dans le cas évidemment où ils sont de bons tableaux, ils sont aussi dotés de cette essence particulière picturale, de cette présence affective, en un mot de sensibilité, mais transmise par la suggestion de toute l’apparence physique et psychologique du tableau : lignes, formes, composition, oppositions de couleurs, etc. Il ne devrait à présent n’y avoir plus d’intermédiaires. On devrait se trouver littéralement imprégné par cette atmosphère picturale spécialisée et stabilisée au préalable par le peintre dans l’espace donné. Il doit s’agir alors d’une perceptionassimilation directe et immédiate sans plus aucun effet, ni truc, ni supercherie par-delà les cinq sens, dans le domaine commun de l’homme et de l’espace : la sensibilité. Comment réaliser cela ? Je m’enferme tout seul quarantehuit heures avant le vernissage dans la galerie, pour la repeindre entièrement en blanc, cela, d’une part, pour la nettoyer des imprégnations des expositions précédentes nombreuses, [rires] d’autre part, pour mon action de peindre les murs en blanc, la non couleur, en faire momentanément mon espace de travail et de création, en un mot : en faire mon atelier 14. Ainsi, je pense que l’espace pictural, que je suis déjà arrivé à stabiliser devant et autour de mes tableaux monochromes des années précédentes, sera dès lors bien établi dans l’espace de la galerie. Ma présence en action dans l’espace donné créera le climat et l’ambiance rayonnante picturale qui règne habituellement dans tout atelier d’artiste doté d’un réel pouvoir. Une densité sensible abstraite, mais réelle, existera et vivra par elle-même et pour elle-même dans les lieux vides en apparence seulement. Bref, je ne veux pas m’étendre plus sur cette exposition, il me faut simplement dire encore que l’expérience fut concluante ; elle me fit comprendre en profondeur que la peinture n’est pas en fonction de l’œil. Ce fut un succès complet et la grande presse fut contrainte de constater ce phénomène en avouant qu’elle avait observé 40 % du public contacté, saisi dans cette petite salle vide en apparence, par quelque chose de très certainement efficace, car bien des personnes entraient furieuses et ressortaient satisfaites, [rires] commentant et discutant d’une manière positive et sérieuse les possibilités réelles d’une telle démonstration. Je crois que je dois dire aussi que j’ai même vu de nombreuses personnes entrer et, après quelques secondes, soit fondre en larmes sans raison apparente, soit se mettre à trembler, soit encore s’asseoir par terre et rester là des heures entières sans bouger ni parler.
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