• Conférence de la Sorbonne - 8. Une Ère Nouvelle

Son, 1959

Conférence de la Sorbonne - 8. Une Ère Nouvelle

Il serait trop long à présent de s’étendre sur les détails de l’entreprise. L’idée qui se dégage de cela et qui se rapporte au sujet d’aujourd’hui, est cette possibilité que doit rechercher l’artiste occidental dans l’esprit d’une fugue classique pure pour sortir de la mélodie et du rythme, faire du sujet le seul thème et dissoudre le contre-sujet qui, ainsi, n’apparaît plus jamais. Il n’y a donc plus ni exposition, ni épisode, ni développement, c’est le canon du futur de la fugue classique transposé en un thème immédiat. Je tiens à m’étonner devant vous et à constater que l’on a une très piètre idée de ce qu’est la calligraphie japonaise en Europe. Ces pauvres gens du geste et du signe n’en ont compris que le côté exotique et superficiel. On ignore ou l’on semble ignorer que la calligraphie japonaise a en réalité évolué de la sorte. [applaudissements] Et attention ! c’est une réalité, ce n’est pas de la blague ce que je dis là, [rires] c’est comme ça que ça se passe. Mais d’ailleurs, c’est en trop ! J’ai envie de leur hurler à ces artistes peintres, Action Painters, etc., n’est-ce pas : mais arrêtez donc de gesticuler ainsi, ce n’est pas parce qu’on se remue comme des fous que l’on est actif ! [Rires] Puissiezvous revenir aujourd’hui, grâce aux terribles machines dont j’ai déjà précédemment parlé à l’art véritable, comme les impressionnistes sont revenus eux à leur époque de la cruelle réalité des objets du réalisme de Courbet, par l’invention de la photo, à l’émerveillement de la vie et de la vie en soi. Puissiezvous être délivrés, à mon avis, des tourments qui vous torturent dans l’enfer de la composition et de la vitesse des lignes et des formes qui ne mènent nulle part. À mon avis, l’art n’est pas un langage ou une possibilité de communication pour l’artiste. S’il en était ainsi, l’œuvre d’art ne serait qu’un moyen et non une fin, une création réelle. L’homme seul crée l’œuvre d’art pour ne plus être seul, car il n’y a peut-être qu’un seul homme sur toute la terre mais il y a peut-être plusieurs œuvres d’art. Les artistes du xx e siècle se doivent d’opérer une intégration dans la société et cesser d’être des êtres bizarres. Et, pour m’amuser encore un instant avant de conclure, je veux tenter d’installer encore une fois mon éthique, pour un moment, dans la problématique économique, dans la structure sociale, d’une manière qui soit en rapport direct avec l’architecture et l’urbanisme immatériels. Comment m’y prendre, en puisant encore dans les normes picturales que je me suis construites ? Pour peindre, j’ai longtemps cherché le médium fixatif, pour fixer justement ces grains de pigment qui font une masse rayonnante et éblouissante quand le pigment est en poudre dans le tiroir des marchands de couleurs. C’est consternant de voir ce même pigment, une fois broyé à l’huile, par exemple, perdre tout son éclat, toute sa vie propre. Il semble alors qu’il est momifié et pourtant on ne peut pas le laisser par terre et ainsi le maintenir tenu par le médium fixatif qui est alors l’invisible force d’attraction terrestre, car l’homme se tient debout naturellement et regarde à l’horizon. Le tableau doit se présenter à ses yeux perpendiculaire au sol, comme un écran. Il faut donc coller le pigment d’une manière quelconque au support. J’ai cherché un médium fixatif capable de fixer chaque grain de pigment entre eux, puis au support, sans qu’aucun d’eux ne soit altéré ni privé de ses possibilités autonomes de rayonnement, tout en faisant corps avec les autres et avec le support, créant ainsi la masse colore, la surface picturale. C’est ainsi qu’en appliquant ces normes de recherche picturale à un peuple entier d’un pays quelconque, dans l’idée de présenter un jour un tableau rayonnant dans la galerie du monde aux yeux de l’univers, on s’aperçoit que le principe monétaire, l’argent, est le médium fixatif de tous les individus groupés dans une société, [rires] et les momifie, leur enlève leur autorité vis-à-vis d’eux-mêmes, et les dirige tout droit vers la surproduction quantitative au lieu de les grouper, tout en leur laissant la responsabilité imaginative et libre qui les contraigne à trouver le bien-être dans la production qualitative. Ainsi, une esquisse de manifeste technique pour une tentative de transformation de la collectivité peut se résumer ainsi : transformer la manière de penser et d’agir d’un peuple dans le sens du devoir individuel en qualité vis-à-vis de la collectivité nationale et du devoir national, toujours en qualité, vis-à-vis de la collectivité des nations. Ainsi, l’on peut élever un peuple entier à la fierté aristocratique de sa moralité à l’échelle individuelle intégrée réellement dans la société. Et alors, une esquisse d’un système économique peut être résumée de la manière suivante : l’économie étant le domaine d’élection de vaines illusions et des constructions où les a priori dénotent les insuffisances de l’acolyse 39 préalable – euh, oui, de l’analyse préalable [rires] – certaines écoles ont cru percevoir bon nombre de réalités. Mais cette approche de la chose économique n’est trop souvent restée pour elles qu’une approximation. Tels physiocrates terre à terre n’ont pas su, en exténuant la gangue de l’univers sensible, débarder la matérialité du cosmos pour accéder enfin à la définition de la connaissance, par la prise de conscience de l’utilité marginale de l’espace. Un nouvel effort vit le jour dans les années trente avec l’école keynésienne et la théorie dite du plein emploi. Mais si la vocation de l’emploi pouvait conduire à une thérapeutique somme toute valable, la méconnaissance complète d’une prise de conscience collective de l’intensité spatiale ne pouvait encore une fois mener qu’à une approximation quantitative. On voit donc que tout s’analyse en termes de faillite et le bilan des économies composées n’annonce aujourd’hui qu’un large déficit. Une ère nouvelle devrait donc apparaître où une perception qualitative du champ énergétique de l’économie pourrait enfin orienter l’inertie fondamentale du vivant vers une conception dynamique de la chose créée. Cette conception trouve en moi son fondement, dans la richesse chaque jour plus élaborée du patrimoine spatial. Aussi, une grande fresque s’allonge-t-elle qui attend son label monétaire. Je récuse en effet réserves et devises, richesses accumulées des grandeurs du passé, mais hypothèques périlleuses des structures du présent. Nul besoin désormais de ces intermédiaires dispendieux dont la facticité creuse un passé entre l’appréhension 40 intellectuelle et la qualité même des valeurs saisies. Tournons-nous plus simplement vers la valeur intrinsèque de la matière, résidant essentiellement dans la notion de qualité et, sur cette base structurellement qualitative, chaque corporation pourrait être tenue d’abandonner dans les caves de la Banque Centrale, préalablement débarrassée de tout dépôt métallique, le chef-d’œuvre de la profession. Lesdits chefsd’œuvre, ainsi rassemblés, matérialiseraient les directions spirituelles de base du pays, laissant libre accès à toute éventuelle potentialité évolutive, seule source de progrès. Cet exemple permanent, catalyseur de puissances latentes, en maintenant à l’esprit un échantillonnage stable mais non clos, permettrait enfin de jeter les bases d’un système de troc fondamentalement sain et à l’abri des variations conjoncturelles quantitatives. Enfin, la suppression de la circulation fiduciaire pourrait supprimer d’un même coup la moindre possibilité d’évolution cyclique présentant la spirale inflationniste classique. La surproduction, au lieu de présenter les caractères d’un accroissement inutile de richesses quantitativement dénombrables, ne serait plus une pure et simple déperdition de forces mais une émulation générale dont la quête constructive contribuerait aux splendeurs du futur. Sur le plan international, la création d’un étalon représentant une valeur spirituelle préviendrait tout développement d’un quelconque malthusianisme commercial et permettrait la fin de la guerre douanière, la notion de qualité devenant le multiplicateur des économies nationales jadis antagonistes. Ces brèves ouvertures sur ce que pourrait être l’économie de demain, si nous le voulions, laissent entrevoir les immenses possibilités d’un système conciliant enfin les aspirations intellectuelles et morales universelles avec les impératifs économiques les plus péremptoires. Dans un tel système, l’homme riche serait nécessairement un génie authentique dans sa spécialité. Ce ne serait que justice, enfin.
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