• Conférence de la Sorbonne - 7. L'eau et le Feu

Son, 1959

Conférence de la Sorbonne - 7. L'eau et le Feu

Et bien que je pense qu’il soit nécessaire de commencer à revenir à aujourd’hui maintenant, pour vous présenter l’architecture de l’air, je dois encore vous parler du feu et de l’eau que je désire intégrer à cette architecture en devenir, d’une non-architecture 33. Le feu est pour moi l’avenir sans oublier le passé 34. Il est la mémoire de la nature. Le projet pour une place publique d’une pièce d’eau sur laquelle danseraient des jets de feu au lieu de jets d’eau et de l’édification de murs de feu dans l’architecture de l’air est une idée qui date chez moi de 1951. Je m’extasie à la Granja, Palais d’été de l’ancienne monarchie espagnole, à quelque 80 kilomètres de Madrid, devant les fontaines et jets d’eau des jardins en tous points semblables d’ailleurs à ceux de Versailles. C’est là que j’imaginais de remplacer à la surface de l’eau tranquille des bassins, les élégants jets d’eau de ces bassins par de brillants jets de feu. Des sculptures de feu sur l’eau… Pourquoi pas ? Le but fonctionnalo-psychologique des jets d’eau sur des étendues d’eau est d’apporter une fraîcheur générale ou tout au moins une sensation de fraîcheur. Pour des pays au climat moins favorable, où le froid sévit tout de même assez longtemps l’hiver, c’est du luxe de présenter des jets d’eau. Alors que cela est fonctionnel tout en étant esthéticopsychologique de présenter des jeux de feu sur un miroir socle spatial aquatique qui se constitue ainsi une barrière infranchissable et invisible. Il est douceur, le feu « est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. Il est plaisir pour l’enfant assis sagement près du foyer ; il punit cependant de toute désobéissance quand on veut jouer de trop près avec ses flammes. Il est bien-être et respect. C’est un dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais. Il peut se contredire : il est donc un des principes d’explication universelle 35. On n’a peutêtre pas assez remarqué que le feu est plutôt un être social qu’un être naturel, et, pour voir le bien fondé de cette remarque, il n’est pas besoin de développer les considérations sur le rôle du feu dans les sociétés primitives ni d’insister sur les difficultés techniques de l’entretien du feu ; il suffit de faire de la psychologie positive, en examinant la structure et l’éducation d’un esprit civilisé. En bref, le respect du feu est un respect enseigné ; ce n’est pas un respect naturel. Le réflexe qui nous fait retirer le doigt de la flamme d’une bougie ne joue pour ainsi dire aucun rôle conscient dans notre connaissance 36. » D’autre part, on ne peut, je pense, discuter du point de vue perfection esthétique la qualité du feu. Le feu est beau en soi, n’importe comment. Alors pour ces murs de feu, n’est-ce pas, vous comprendrez peut-être très bien comment ils s’adapteront tout à l’heure à l’architecture de l’air. Pour la proposition de l’édification de murs d’eau, apposés à l’édification de murs de feu, il faut parler aussi de l’eau en soi pour bien comprendre l’esprit de l’eau. Il semble qu’il faille d’abord comprendre le silence, pour notre âme qui a besoin de voir quelque chose qui se taise. « Et comme aux temps anciens, tu pourrais dormir dans la mer 37 », dit Paul Eluard dans les Nécessités de la vie. L’hymne rapporté par Saintyves continue ainsi : « L’ambroisie est dans les eaux, eaux amenez à la perfection tous les remèdes qui chassent les maladies afin que mon corps éprouve vos heureux effets et que je puisse longtemps voir le soleil 38 ». Et puis ne pas oublier l’esprit planant sur les eaux. C’est l’élément fluidique, l’élément féminin essentiel dont nous avons besoin pour établir l’équilibre entre la justice et la violence. Le retour à l’Éden donc, depuis la chute de l’homme est en bonne voie, nous sommes passés par une longue évolution dans l’Histoire pour atteindre au comble de la perspective et de la déroute par la vision psychologique de la vie qu’est la Renaissance. L’évolution remonte à présent en passant par une dématérialisation, vers une immatérialisation, et nous nous dirigeons par bonheur vers un bien-être authentique et dynamiquement cosmique. Il ne suffit pas bien sûr, de dire ou d’écrire ou de proclamer : « J’ai dépassé la problématique de l’art ! », il faut encore l’avoir fait, comme je pense l’avoir fait. Je désire même embrayer un instant sur le dépassement de la barrière du métier lui-même, et c’est une méthode qui est toujours issue de cette même éthique personnelle dont j’ai déjà parlé, et qui m’a permis de m’installer, moi, peintre, dans des domaines étrangers sans difficultés autres que les difficultés techniques habituelles que rencontrent les techniciens les plus avertis eux-mêmes de toute façon. Les Orientaux cultivent depuis des millénaires une sorte de rituel hiérarchique qui permet, par exemple, à une corporation d’attribuer à un membre d’une autre corporation un rang honorifique d’équivalence en qualité. J’ai observé cela au Japon pendant un stage d’une année et demie à l’École impériale des arts martiaux anciens. En judo, le conseil des hauts gradés attribue souvent spontanément d’office à un scientifique brillant, par exemple, qui a fait à peine un peu de judo à l’université dans sa jeunesse, un grade élevé, honorifique bien sûr, mais cependant ce grade reste respecté par tous les hommes du métier sans aucune réticence. Nous nous devons en Occident de transformer ce rituel hiérarchique en une réalité dynamique effective. C’est ainsi que je tiens à vous donner un exemple de ma possibilité de passer dans le domaine de la musique, par exemple. Il y a quelques années de cela, j’ai créé une symphonie monoton dont voici un extrait : [son]. Maintenant un cri de François Dufrêne, un cri monoton [cri, applaudissements]. Maintenant un cri, attention, un cri de Charles Estienne [cri, rires], et maintenant un très beau cri d’Antonin Artaud [cri]. Je suis assez désolé de ne pas pouvoir passer un extrait de la symphonie de Pierre Henry, compositeur bien connu de musique concrète et phonique, mais mon magnétophone ne fonctionne pas sur cette même vitesse – ah, oui, mais c’est trop difficile à monter, maintenant. Mais c’est la même symphonie que j’avais composée il y a quelques années justement, dont vous avez entendu l’extrait en premier lieu, n’est-ce pas, qui a été reconstruite par Pierre Henry d’une manière beaucoup plus, euh…, compétente. [rires] Cet extrait de ma symphonie monoton que vous avez écouté au début est un son électronique. La symphonie à l’origine durait quarante minutes. [rires] Elle était aussi longue justement pour montrer le désir de vaincre le temps. L’attaque et la fin de ce son avaient été coupées, ce qui provoquait une sorte de phénomène sonore étrange aspirant la sensibilité. En effet, n’ayant ni commencement, ni fin, même imperceptibles, cette symphonie sortait de la phénoménologie du temps, devenait extérieure au passé, au présent, au futur, puisqu’elle n’était jamais née ni morte en somme, après existence cependant dans la réalité sonore physique. Donc, pour en revenir à l’idée de dépassement du métier, je prépare même un grand concert dans cet esprit monoton, aujourd’hui, mais non plus électronique cette fois, c’est trop froid pour moi. Je veux prendre la direction personnelle d’un grand orchestre classique de cent cinquante exécutants. [applaudissements]
Durée 00:09:14