• Conférence à La Sorbonne - 4. Le Centre De La Sensibilité

Son, 1959

Conférence à La Sorbonne - 4. Le Centre De La Sensibilité

Je profite de ce moment, pour répondre à toutes sortes de tentatives picturales d’aujourd’hui, dites du « geste », dites du « signe », dites de la « vitesse », que je connais un artiste qui a créé des machines à peindre des tableaux de cette sorte. Ces machines et leurs œuvres seront présentées d’ici peu à Paris. Elles sont à un certain art abstrait ou non figuratif, ce qu’a été l’invention de la photographie au réalisme du xixe. De même que l’exaspération académique du réalisme a été arrêtée par la photographie qui a permis, à mon avis, à la peinture de revenir prendre à nouveau la voie de l’émerveillement, ce qu’elle doit toujours faire pour être justement de la peinture, de l’art – cette voie, ce fut l’impressionnisme – de même, ces machines extraordinaires qui produisent des tableaux d’une qualité, d’une improvisation, d’une variété inouïes et indiscutables, dans cet esprit technique du « signe » et de la « vitesse », vont arrêter très heureusement à temps cette classe d’art abstrait qui, dangereusement depuis quelques années, précipite toute une génération vers un vide non plein lui, justement vers ce qui est le fléau moral de l’Occident : l’hypertrophie du Moi, de la personnalité. Je tiens à préciser à ces artistes qui ont attaqué souvent ma manière de peindre, qu’aucun signe ne m’intéresse pour m’orienter dans la navigation en mer de sensibilité. D’après Poincaré, l’on pourrait dire que nos sensations ne peuvent pas nous donner la notion d’espace. Cette notion est construite par l’esprit avec des éléments qui préexistent en lui. Les sensations par elles-mêmes n’ont aucun caractère spatial. « Ce n’est pas en allant vite qu’on fait de la vitesse. » Descartes, que tous les fanatiques de cet art du geste et du signe condamnent et méprisent, a prévu l’engin technique qui devient objet scientifique. Ces machines à peindre seront là, bientôt, à la disposition de quiconque désire d’exécuter à n’importe quelle vitesse ou laps de temps, limité ou illimité, avec fougue ou sans fougue, colère, délicatesse, douceur, brutalité, une toile abstraite de qualité, bourrée de signes extraordinaires, exécutée par des gestes non moins extraordinaires de ces machines qui sont en elles-mêmes, de plus, le comble du spectaculaire. [applaudissements] Ceci dit, je reprends sur les tentatives de coordination entre artistes dans la coopération pour un art absolu, tentatives qui ne sont pas encore aisées à réaliser aujourd’hui. Voici tout d’abord une somme de ce que cette recherche a donné. Il s’agit d’un manifeste publié par Werner Ruhnau et moi : « Création d’un Centre de la sensibilité 11 ». Ce Centre de la sensibilité a pour mission de révéler les possibilités d’imagination créatrice en tant que force de la responsabilité personnelle. Une conception nouvelle, la vraie notion de qualité, doit se substituer à la quantité, aujourd’hui surmenée et surestimée. Il est possible d’y parvenir par l’immatérialisation et la sensibilité. À présent, il s’agit de reconnaître la caducité de la problématique de l’art, de la religion et de la science. La problématique n’existera plus au Centre de la sensibilité. L’idée de liberté deviendra une notion nouvelle grâce à l’imagination sans réserve et ses formes de réalisation spirituelle. L’univers est infini mais mesurable. L’imagination pure est réalisable. Elle est viable. Elle doit être vécue au Centre de la sensibilité. Ce sera le noyau même de son rayonnement. L’architecture immatérielle, dont nous allons parler bientôt ce soir, sera le visage de ce Centre. Il sera inondé de lumière. Vingt professeurs et trois cents élèves y travailleront, sans programme d’examen ni jury. [applaudissements] L’action au Bauhaus Dessau ne reposait pas sur un espace de temps mais sur la concentration d’idées. Après dix ans, le Centre de la sensibilité peut être dissous. Afin d’insuffler à ce Centre l’esprit de la sensibilité et de l’immatérialisation, les professeurs, sans aucune restriction, doivent participer à la construction du Centre ; l’ensemble des élèves ou stagiaires constituent un jeu de coopération à cette construction sans cesse naissante. Le matérialisme, tout cet esprit quantitatif, a été reconnu comme étant l’ennemi de la liberté. Depuis longtemps la lutte est engagée contre cet esprit. Les véritables ennemis sont la psychologie, l’optique apprise, la sentimentalité, la composition, l’héroïsme 12 sentimental, qui engendrent des mondes totalitaires, des espaces délimités de la terreur, des résidus pour les ventriloques de l’Occident. [applaudissements]

Ce Centre de la sensibilité veut de l’imagination et de l’immatérialisation. Il veut de la liberté au sens du cœur et de la tête. En plus de la création de ce Centre, ce programme, à notre avis, est susceptible d’influer peut-être sur l’esprit des écoles déjà existantes. Vient ensuite une liste que je vais quand même vous donner des chaires correspondant à une liste très incomplète de quelques professeurs déjà pressentis :
- Sculpture : Tinguely.
- Peinture : Fontana, Piene et moi-même.
- Architecture : Frei Otto et Ruhnau
- Théâtre : Polieri
- Musique : Pierre Henry, Bussotti 13
- Photographie : Wilp
- Critique et Histoire : personne encore de pressenti.
- Économie : Péan.
- Relations extérieures : Iris Clert. [applaudissements]
- Religion, Presse, Cinéma, Télévision, Politique, Philosophie, Physique, Biochimie : personne encore de pressenti.
- Arts martiaux et école de guerre : Général Dayan. [applaudissements] Les frais de construction du centre sont calculés en 1959 à un milliard :
- Terrain… 200 millions,
- Frais annuels pour vingt professeurs… 600 millions,
- Frais annuels pour matériel d’enseignement… 60 millions.
- 200 élèves par an, entretien complet… 120 millions,
- plus de 600 millions de frais, accessoires et imprévus à répartir sur les dix ans. Au total la somme de 4 milliards 200 millions pour dix années de vie du centre est nécessaire, ce qui est peu de chose vraiment à côté de ce que l’on dépense pour tenter d’aller visiter l’espace dans un esprit de fiction du xix e siècle.
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