• Conférence de la Sorbonne - 9. L'architecture de l'air

Son, 1959

Conférence de la Sorbonne - 9. L'architecture de l'air

Mais revenons, pour oublier ces propositions trop sérieuses et sévères, à la possibilité d’appliquer une fois encore cette sorte d’éthique au théâtre, par exemple. De fil en aiguille, on arrive au spectacle sans acteurs, sans décor, sans scène, sans spectateurs, plus rien que le créateur seul qui n’est vu par personne, excepté la présence de personne et le spectacle commence. [applaudissements] L’auteur vit son spectacle, sa création, il est son public et son triomphe ou son désastre, et peu à peu l’auteur n’est même plus là lui-même, et pourtant le spectacle continue. [rires] Vivre en constant spectacle, une constante manifestation, être là, partout, ailleurs et dedans comme dehors, jouir de la vie à l’état matière première, une sorte de sublimé du désir, une matière imbibée et imprégnée dans « partout » et le spectacle continue, monospectacle et hors du monde psychologique enfin. Le spectacle de l’avenir, c’est une salle vide. [applaudissements] Ainsi, voilà comment, à travers toutes ces recherches pour un art en chemin vers l’immatérialisation, Werner Ruhnau et moi, nous nous sommes rencontrés dans l’architecture de l’air. Lui, embarrassé, gêné par le dernier obstacle qu’un Mies van der Rohe n’a pas su franchir encore, le toit, l’écran qui nous sépare du ciel, du bleu du ciel. Et moi, gêné par l’écran que constitue le bleu tangible sur la toile et qui prive l’homme de la vision constante de l’horizon. J’avais rêvé cette conception de l’architecture de l’air dans mon élan monochrome il y a plusieurs années déjà, mais sans en comprendre toute l’importance et la portée considérable. Werner Ruhnau a su valoriser cette idée, vague je l’avoue, et en faire une réalité. L’homme dans l’Éden biblique se trouvait sans doute à l’état de transe statique comme dans un rêve. L’homme de l’avenir, dans son intégration à l’espace total, dans sa participation à la vie de l’univers qu’offrira le premier pas déjà fait dans cette direction qu’est l’architecture de l’air, se trouvera sans doute dans un état dynamique de rêve éveillé, dans une lucidité aiguë vis-àvis de la nature tangible, matérielle et visible qu’il contrôlera au niveau terrestre pour son confort physique. Libéré d’une fausse interprétation de l’intimité psychologique, il vivra dans un état de concorde absolue avec la nature invisible et imperceptible par les sens, c’est-à-dire avec la vie elle-même devenue concrète par le renversement des rôles… l’abstraction opérée de la nature psychologique – excusez-moi. Et voici maintenant pour terminer le texte exact de notre premier manifeste sur l’architecture de l’air. Tout d’abord, au vide correspond comme matériau de construction la lumière bleue : dans la stratosphère, c’est de l’énergie qu’il faut employer ; dans l’atmosphère, on construira avec de l’air lourd ou tout autre gaz plus lourd et plus dense que l’air, en jouant de plus avec des feux optiques, le magnétisme, la lumière et le son. Le son sera utilisé contre le son pour le neutraliser. Il est aussi possible de se servir des odeurs. Dans la terre, il faut évidemment construire avec le mortier, le béton, la pierre, la glaise et le fer. Les architectures de l’air ne sont présentées qu’en tant qu’exemple. C’est le principe spirituel lui-même d’utiliser de nouveaux matériaux pour une architecture dynamique enfin, qui est important. L’air, les gaz, le feu, le son, les odeurs, les forces magnétiques, l’électricité, l’électronique sont des matériaux. Ils doivent avoir deux fonctions principales, à savoir : celle de protection contre la pluie, le vent et les conditions de l’atmosphère en général, et celle de la climatisation thermique. Il est possible d’envisager de séparer les deux fonctions. Il est démontré qu’à chaque état original de la nature tels que terre, eau, air, correspondent certains éléments de construction. Ces éléments de construction doivent toujours être plus denses et plus lourds que l’état original dans lequel on les emploie. Les architectures de l’air doivent s’adapter aux données et conditions naturelles, aux montagnes, vallées, moussons, etc., si possible sans nécessiter l’opération de grandes modifications artificielles. Par exemple, à l’endroit où le vent change de direction tous les six mois, le toit d’air peut être créé avec une très petite aide artificielle. C’est enfin le vieux rêve des hommes et de l’imagination de jouer avec les éléments de la nature, de diriger et de contrôler leurs phénomènes et manifestations. Je devais arriver dans mon évolution à une architecture de l’air, parce que seulement là je peux enfin produire et stabiliser la sensibilité picturale à l’état matière première. Jusqu’à présent dans l’espace architectonique encore très précisé, je peins des tableaux monochromes dans une manière la plus éclairée possible. La sensibilité couleur encore très matérielle doit être réduite à une sensibilité immatérielle plus pneumatique. Werner Ruhnau, lui, est sûr que l’architecture d’aujourd’hui est en chemin vers l’immatérialisation des villes de demain. Les toits suspendus et les constructions-tentes de Frei Otto et d’autres sont des pas importants faits dans cette direction. En utilisant l’air et les gaz et le son comme éléments d’architecture, ce développement peut être encore avancé. Mes murs de feu, mes murs d’eau, sont, avec les toits d’air, des matériaux pour construire une nouvelle architecture. Avec les trois éléments classiques feu, air et eau, la ville de demain sera construite ; elle sera enfin flexible, spirituelle et immatérielle. L’idée, dans l’espace, de se servir de l’énergie pure pour construire pour les hommes ne semble plus être absurde dans cet ordre d’idées-là. Dans une telle conception de l’architecture, il semble aisé de comprendre que la disparition du pittoresque et de la rêverie peinte est inévitable, et heureusement car c’est le pittoresque qui a tué tous les pouvoirs réels dans l’homme. Je veux terminer en rendant hommage à Werner Ruhnau par ce poème mal traduit, je m’en excuse, du grand poète allemand Christian Morgenstern : Il y avait une fois une clôture faite de lattes de bois Avec des espaces entre chaque latte afin de pouvoir y voir à travers. Un architecte vit cela et vint soudain un soir, Prit cet espace entre les lattes Pour en construire une grande maison. La clôture est restée là ensuite, très bête et stupide Avec ses lattes sans quelque chose autour. À voir, c’était horrible et ordinaire. C’est pour cela que l’autorité l’a retirée d’ailleurs Et l’architecte a pu s’enfuir en Africo-América. Ce sont les termes du poète. [applaudissements] Werner Ruhnau n’aura sans doute pas à s’enfuir, tout au moins je l’espère, car je pense que l’Occident européen comprendra la valeur de notre entreprise immatérialisante à temps, pour vivre sans tarder dans le vierge, le vivace, le bel aujourd’hui. [applaudissements]
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