Document, 1958

Yves Klein, Compte-rendu de l'exposition "Vitesse pure et stabilité monochrome" chez Iris Clert, en collaboration avec Jean Tinguely

Compte rendu de l’exposition en collaboration avec Jean Tinguely chez Iris Clert : Vitesse pure et stabilité monochrome


À la suite de mon exposition La sensibilité picturale à l’état matière première, soit mon « époque pneumatique », avril 1958, Jean Tinguely, vivement impressionné par cette manifestation, me propose de réaliser en commun un grand tableau monochrome sur lequel il animerait des éléments de même couleur dans un coin ou dans un autre pour créer, disait-il, un phénomène de métamorphose devant une apparente surface unicolore mais en réalité pneumatique dans le sens spirituel, c’est-à-dire volumétriquement abstraite à l’infini.

Cette réalisation, il devait la présenter, signée par moi comme par lui, au Salon des Réalités Nouvelles dont il est l’un des piliers depuis le début et dont, moi, je suis exclu depuis 1955 pour y avoir tenté de présenter pour la première fois un tableau rigoureusement monochrome. (Voir au début du livre le compte rendu de cette affaire.)

Cette proposition, je l’acceptai avec enthousiasme, et nous achetâmes même immédiatement, très décidés l’un comme l’autre, le panneau d’isorel et les lattes nécessaires à la fabrication de cette œuvre commune.

Hélas, le secrétaire du Salon puis le président lui-même refusèrent catégoriquement à Jean cette œuvre lorsqu’il se présenta pour l’inscrire – et alors Tinguely donna sa démission sans hésiter une seconde.

Cet événement ne fit que consolider entre lui et moi le désir de tenter l’aventure humaine de la « collaboration » dans la création, problème actuel plus que jamais, à la recherche duquel se trouvent quelques-uns des plus grand artistes et architectes d’aujourd’hui depuis le fameux « Bauhaus » d’avant Hitler.

Très surexcités par ce refus, nous décidâmes pendant quelque temps de provoquer une manifestation contre le Salon en exposant quand même cette œuvre dans une galerie à Paris dans le même temps que l’ouverture du Salon. Pierre Restany devait écrire une préface délirante et agressive. Jean Tinguely et moi devions aller au vernissage du Salon et en prendre possession de tout, le coloniser en quelque sorte par le geste de projeter, à l’aide de lampes électriques à lumière bleue, des faisceaux bleus sur tous les tableaux et œuvres exposés tout en nous promenant dans la foule.

Rien de tout ceci ne fut réalisé car, de mon côté hélas, j’étais en pleine négociation en Allemagne et je n’arrêtais pas de prendre le train le soir pour revenir deux jours plus tard complètement exténué de Gelsenkirchen. Bref, on peut dire que le Salon des fausses Réalités Nouvelles l’a échappé belle.

Puis ce furent les vacances, bien méritées après un tel hiver d’émotions et d’efforts. Nous avions décidé de remettre tout à septembre.

En septembre, nous avions chacun, Jean et moi, de notre côté réfléchi en profondeur à tout cela, et notre collaboration évolua vers une manifestation plus intelligente, plus fondue.

Je fis remarquer à Jean que le moyen de nous rencontrer dans l’absolu, dans le grand art, n’était pas de faire chacun une œuvre personnelle à part et de superposer ensuite les deux choses naïvement et d’amorcer une collaboration. Il fallait que lui se dissolve dans le cœur de son problème « la vitesse statique », c’est-à-dire la rotation, la vitesse sur place et que, moi, je laisse enfermer sa forme, un cercle, pour que, par la vitesse de rotation, la surface monochrome soit irisée et revienne visuelle après l’exposition de mon évolution vers l’immatériel.

La couleur bleue immatérielle, présentée en avril 1958 chez Iris Clert, m’avait en somme rendu inhumain, m’avait exclu du monde de la réalité tangible. J’étais un externe de la société, habitant de l’espace et ne pouvant plus revenir sur terre. Jean Tinguely m’apercut dans l’espace et me fit signe par la vitesse pour m’indiquer le chemin volumétrique du retour à l’éphémère de la vie matérielle. C’est ce que j’ai appelé mon « sauvetage » par Tinguely. Vitesse pure et stabilité monochrome fut un triomphe de collaboration totale et profonde.

C’était Salomon et Hiram Abif qui travaillaient ensemble à la construction du temple. La reine de Saba, Iris, vint voir le résultat et ne put que constater la réalité ; l’œuvre était belle et grandiose, mais elle était humaine seulement par ses défauts, par les erreurs. Quels étaient ces défauts et erreurs ? La tentation de matérialisation du spirituel pur ! C’est pourquoi après l’exposition de la vitesse pure et stabilité monochrome, Tinguely et moi cherchons le moyen de continuer. Tinguely propose alors de créer une machine à exécuter les monochromes – je suis peu enthousiaste et propose à Tinguely à qui j’ai révélé qu’il était la vitesse pure alors qu’il se croyait métamorphose, virtualiste, etc., une future manifestation dans un esprit plus vaste que notre première collaboration. Je lui propose que, par sa vitesse vraiment pure, il passe dans un espace et matérialise dans son sillage, après son passage continuel, le bleu immatériel de mon territoire qu’il traverse et parcourt sans cesse depuis notre alliance. L’image abstraite est une image sans pittoresque, enfin sans rusticité. Tinguely, propriétaire de la vitesse, vient dans mon territoire et lance l’air qui est l’aspect tangible à présent de tout ce qui m’appartient et le fait circuler, dans le sillage de cette circulation réapparaît visuellement encore une fois le bleu. Bien, un jour, je tiens un tube à la main chez Cassou, le quincailler, je le tiens comme révolver (sic) et je m’amuse à penser que c’est une arme, elle prend l’énergie d’un côté et la ressort de l’autre. Tinguely comprend très bien cela, et je lui dis alors : « Dans le fond, ce serait bien que l’air passe là-dedans naturellement pour notre exposition. » Cette idée posée, je reprends à La Coupole avec lui le problème le soir même, je crois, et je dessine un tube normal. Tinguely dessine un tube différent. Moi, je dessine alors ceci parce que j’ai toujours aimé les tromblons.

Puis, je lui explique comment faire circuler l’air dans le tube d’une manière utopique peut-être mais logique en théorie. Chauffer une extrémité, refroidir l’autre, une région neutre au milieu. Ensuite, c’est Werner Ruhnau qui prétendra que chauffer un seul côté suffit puisque ça crée une différence de température qui fait que l’autre côté est froid par rapport au côté surchauffé. Nous allons à Hambourg presque exprès pour cela avec Ruhnau, pour l’étudier avec les ingénieurs d’une grande fabrique de turbines à conditionnement d’air, et là tout se précise.

Avant cela, Tinguely se décourage et je ne sais pourquoi, peut-être parce que je ne me suis pas montré enthousiaste pour la machine à faire les monochromes, me déclare un soir et me le répète plusieurs fois en présence d’Iris même : « Non, cette machine ne m’intéresse pas, fais-la seul. C’est très beau, mais ce n’est pas mon esprit. »

Alors ! Voilà, je reviens d’Allemagne et je dis « ma machine » et tout a changé, il se sent propriétaire tout à coup !

La loi de conséquence, résultant de toute tentative humaine de matérialiser l’esprit pur, est la passion !

Hélas, la passion frappe toujours Hiram et jamais Salomon, car Salomon n’attache pas d’importance à la matière, il joue avec, il aime le luxe, la grande vie superficielle pour tout ce qui est humain, il ne prend pas au sérieux la condition humaine – tandis que Hiram au contraire est prisonnier de la fatalité de la métamorphose – il est humain d’abord, spirituel ensuite. La reine de Saba aime le spirituel et ne fait qu’admettre la nécessité de la condition humaine momentanée – une rivalité éclate alors dans le domaine psychologique. Hiram se replie dans la colère (le vent de sensibilité), la « jalousie » naît car la reine de Saba marque sa préférence et honore l’esprit et moins le cerveau.

Cette sensation, je l’ai connue en 1950 lorsqu’en Irlande, avec Claude, nous collaborions à la recherche de la vérité. La situation était alors inversée pour moi, j’étais le cerveau, le réalisateur, l’homme physique, et lui était l’esprit, l’aristocrate, l’être de luxe – tout le monde le préférait à moi – bien que l’on m’estimât beaucoup aussi, mais tout de même, après un certain temps, j’ai connu « la jalousie ». J’ai été très malheureux et j’ai bien compris, après des mois de souffrance, qu’il fallait faire le point froidement, clairement, sans passion. Claude et moi, nous avons été brouillés pendant six mois à cause de cela, maintenant tout va bien – mais ce qui est sûr, c’est qu’une fois le point fait en moi – à partir du moment où j’ai réussi à écarter toutes les raisons psychologiques que je créais en moi pour me donner raison contre lui – à partir du moment où je me suis très clairement vu jaloux, j’ai éliminé la jalousie par un violent geste spirituel pur, et alors une force terrible est entrée en moi et m’a lancé dans le réalisme spirituel, vainqueur d’avance de tout – tout m’est devenu possible – la grande magie n’avait plus de secret pour moi, je lisais et lis toujours dans la mémoire de la nature future aussi bien que passée, et des possibilités formidables de découvertes constamment renouvelées étaient à ma disposition.

Ce destin, je le souhaite à Jean Tinguely qui est un frère pour moi et qui contient en lui du grand talent pur. Il doit vaincre sa personnalité psychologique et devenir un individu anonyme créateur qui dit moi, je, mon, ma, pour tout, car tout lui appartient même ce qui est aux autres, car rien ne lui appartient même pas sa propre vie. C’est donc un jeu tout cela, il faut vivre dans la peau d’un homme sur terre et dans la société comme un esprit pur qui a revêtu un costume et joue sur une scène de théâtre, tantôt un rôle, tantôt un autre, avec la même facilité – ça, c’est le luxe de l’esprit pur matérialisé.

J’avais prévenu Tinguely, au début de notre collaboration, du danger qu’il courait. Je savais très clairement qu’il arriverait un moment où cette étape serait à franchir, qu’il n’y avait rien à faire, qu’il fallait qu’il y passe. Moi, j’y suis passé déjà et je sais ce que c’est, c’est dur.

Le vendredi soir, à La Coupole, en présence d’Iris, Tono et sa femme, un sculpteur japonais, et Giovanella, lorsque l’abcès a éclaté chez Jean au moment où je disais « ma machine » à Tono, en parlant de notre nouvelle création en préparation – ce n’était pas le « ma » qu’il me reprochait, c’était sa souffrance qu’il engueulait, et moi, stupide, j’ai eu l’aveuglement de me mettre en colère et d’être dur avec lui. Je le regrette profondément. Claude, à l’époque où j’avais éclaté de même contre lui mais en fait contre moi-même, avait été très grand et très bon avec moi. Aujourd’hui, je le sais : il n’avait pas été dur, il n’avait rien dit, il ne s’était pas fâché, pourtant il aurait pu le faire car il était plus fort que moi à l’époque, plus fort spirituellement comme physiquement (son judo était meilleur que le mien alors).

Quand on est le plus fort, on doit être charitable (dans le sens profond du mot et non pas dans le sens, idiot et misérablement vulgaire, officiel).

C’est pour cela que j’écris ces lignes, c’est pour rattraper mon geste de colère et de violence contre un homme de bonne volonté qui souffre, pris au piège de la passion. J’aurais dû être plein d’humour ce soir-là et répondre à Jean Tinguely : « Sois personnel à outrance, sois égoïste et égocentrique comme moi et deviens meilleur que moi spirituellement, alors tout le monde t’aimera plus que moi et Iris n’ira plus chez toi quand je suis absent pour te dire : “Ha ! Si Yves était là !”, le génie, le seul, le vrai. » Ce sera alors toi le génie, l’unique, le meilleur, et alors c’est moi qui deviendrai jaloux et envieux et qui te détesterai – et trouverai quelque raison futile pour exploser contre toi et me révolter. Ce soir-là, ce que tu m’as dit : que c’était toi l’inventeur de la machine, que tu m’interdisais de la faire sans toi, etc., c’était comme si, sur un terrain d’aviation, tu m’avais dit d’abord : « Vas-y », après m’avoir tout préparé et réglé, « Pars », à moi, pilote d’essai – puis moi, une fois parti, volant dans le ciel seul, j’aurais bien pris possession de l’appareil car la sécurité [ne] dépend alors plus de toi là-haut mais de moi tout seul !

Toi, tu restes sur le terrain, c’est moi qui me casse la gueule si quelque chose ne va plus là-haut – ce qui fait que, là-haut, je ne pense plus à toi, je pense à « ma machine ». Toi, en bas sur le terrain, tu vois cela et tu es très heureux, tout va bien, soudain des gens s’approchent et disent : c’est un as, c’est merveilleux, il est le seul à faire ça, c’est un génie – et toi, tu es ulcéré car c’est grâce à toi que tout fonctionne, grâce à toi comme à moi.

Alors furieux, tu prends une mitrailleuse et tu me tires dessus pour me descendre – évidemment, moi, d’abord étonné, je reviens pour te bombarder et te neutraliser – mais un bombardement jettera tout le monde sur le terrain, et c’est là où j’ai tort. Je n’ai pas eu tort de dire « ma machine », j’ai eu tort de te riposter violemment.

Cette machine, mon vieux, elle est à toi comme à moi, bien que ce ne soit pas juste ce que tu as dit devant tout le monde à La Coupole. Ce n’est pas toi qui l’a conçue, c’est mon idée, le tube c’est mon idée et même aussi dans la majorité des détails techniques, ma mémoire est à présent très claire, je pourrais tout te décrire point par point comment cela est venu – mais ce serait enfantin d’avoir à le faire – car je n’y attache pas d’importance, tout ce que je peux dire quant à ta participation dans la conception de cette machine, c’est que c’est à ton contact que j’ai eu envie de créer des machines infernales et merveilleuses, c’est sous ton influence et, ça, c’est plus important il me semble pour toi de m’avoir influencé que de te battre pour quelque chose d’inexact qui est la paternité de cette machine.

De toute façon, dis-toi bien que lorsque tu me vois voler d’en bas, du terrain, avec une machine réalisée en collaboration et que tu entends les passants me couvrir de compliments sans parler de toi – dis-toi bien que, une fois de retour quand tout est fini, moi, je dis alors : c’est grâce à lui que tout cela est possible. Ce qui revient à dire, mon cher Jean, la collaboration ce n’est pas pendant la réalisation que l’on doit la juger mais après, quand tout est fini.

En poursuivant avec le terrain d’aviation comme exemple, si les passants te voient travailler à la machine que j’ai inventée mais que toi tu réalises, moi, je ne suis pas là, tu dois dire si l’on t’interroge : « C’est ma machine », et c’est alors que tous les compliments sont pour toi et moi rien. Après, dans l’air, c’est ma machine – ensuite, quand tout est fini, c’est notre machine.
Technique Tapuscrit et stylo sur papier