Il avance sur la corde raide du sublime », affirmait Dominique de Ménil dans le catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou en 1983. Si par sublime, on entend une prédisposition à un mysticisme incarné dans sa vie et ses œuvres, alors effectivement, Yves Klein n’a cessé de le côtoyer. Mais, comme toujours chez l’artiste, l’ambivalence est de mise. Les formes de spiritualité l’ayant nourri se révèlent extrêmement diverses, voire contraires dans leurs principes. Si la recherche d’élévation et de pureté guide son art, elle atteste surtout d’une synthèse toute personnelle de ces différentes influences.
L’INVISIBLE COMME SOURCE D’ÉNERGIE PURE
Le système Klein, c’est avant tout une relation ambiguë à Dieu. La révélation tangible du divin lui apparait dans l’enfance lors de longues messes dédiées à sainte Rita. Les fastes du culte catholique le ravissent à un âge marqué par un désir de transcendance d’autant plus ardent que ses parents professent une distance amusée avec la foi. Au sortir de l’adolescence, Klein rêve de voyage, d’évasion. Et surtout de fuir une société française qui lui semble si étriquée.
En 1947 à Nice, sa quête d’un ailleurs le conduit à découvrir le judo au sein d’un club où il rencontre Claude Pascal et le futur Arman. Alliant maîtrise corporelle et élévation mentale, ce sport le fascine. Il s’y consacre totalement, intensément. Surtout, le judo lui ouvre d’autres portes, celle d’une perception du monde renouvelé, celle aussi d’une forme d’ascétisme dégagé du poids de l’histoire occidentale.
Klein et ses amis découvrent cette même distance avec les convenances de la société dans La Cosmogonie des Rose-Croix de Max Heindel (1909). L’ouvrage semble résonner avec la philosophie du judo : la vie, c’est-à-dire l’esprit pur, s’oppose à la forme, tributaire d’un monde physique limité. Cette promesse d’un possible dépassement des limites matérielles chez les êtres humains enthousiasme Klein. Durant trois ans, il suit des cours par correspondance, se passionne pour ces théories théosophiques qui laissent entrevoir la possibilité de léviter ou d’accéder à une connaissance directe du monde sans le recours aux sens, forcément imparfaits.
L’immatériel prend forme petit à petit dans son esprit. Il lui faudra cependant un long voyage de perfec- tionnement du judo au Japon pour affiner ce rapport à l’invisible comme source d’énergie pure. Les principes zen et shintoïstes le libèrent aussi de la théosophie Rose-Croix, qu’il juge par la suite assimilable à un occultisme. Mais la fascination demeure. Son adhésion le 11 mars 1956 à l’ordre des Archers de saint Sébastien – avec pour devise « pour la couleur, contre la ligne et le dessin » – participe autant de ce désir d’appartenir à un ordre « occulte » qu’à la possibilité de parader en grand costume de membre.
DU MONOCHROME AU VIDE
Ces différentes influences le conduisent à réaliser en 1955 ses premiers monochromes. Si dans un premier temps, il lui sert à affirmer qu’il est au-delà de l’abstraction, le monochrome devient vite l’emblème d’une « diffusion de l’énergie dans l’espace, sa fixation par la couleur pure et son imprégnation sur la sensibilité », comme il l’affirme au critique Pierre Restany en 1956. Rapidement en effet, l’éblouissement de la couleur (dont le fameux IKB, l’International Klein Blue) conduit à une matérialité trop visible, trop présente. Dépasser la problématique de l’art revient à donner à sa pratique – notamment les Monochromes et les Sculptures éponges imprégnées (1959) – une dimension spirituelle et transcendantale encore jamais abordée par aucun autre artiste. Il cherche à immatérialiser son bleu outremer et donne à son système de pensée des allures messianiques. Peindre, ce n’est pas déposer de la couleur, mais bien fixer sur un support « le moment pictural qui est né d’une illumination par imprégnation de la vie elle-même ». Si de telles paroles peuvent sembler hermétiques, elles confirment surtout un artiste qui s’imagine comme un passeur, un véritable « médium » captant des « événements pœ́tiques » et les condensant sur un support.
Contrairement aux surréalistes qui tentent de donner forme aux pulsions de l’inconscient ou aux expressionnistes abstraits qui transforment l’artiste en héros d’une gestualité libérée, Klein cherche à saisir le rayonnement de la vie et de la nature. Sa pratique consiste alors à en imprégner une œuvre, voire un espace. On peut considérer l’exposition dite « du vide » (28 avril 1958) chez Iris Clert comme l’aboutissement de ces recherches. Si la vitrine est effectivement peinte en bleu, si tout un cérémonial prépare le visiteur avec gardes républicains et cocktail bleu offert à l’entrée, l’espace intérieur n’offre au regard qu’un espace blanc totalement dénué de la moindre œuvre. Cependant, Klein assure l’avoir auparavant saturé psychiquement d’un « état pictural » et d’une énergie qui, bien qu’invisible, était pour lui totalement manifeste. Lors d’expositions collectives, notamment « Vision in motion / Motion in vision » (Anvers, mars 1959), il renouvelle la posture, laissant l’emplacement qui lui est réservé vide, ou plus exactement chargé d’une « sensibilité picturale ». Ces propositions sont toutes accompagnées de textes, publications, interviews tentant de justifier cette avancée de l’art dans l’invisible. Ces propos, souvent nébuleux, brouillent la perception de ses intentions par le milieu de l’art français, résolument hostile à ses idées.
VISIBLE, TANGIBLE, CESSIBLE ?
Pour le marché de l’art, une œuvre est avant tout ce qu’il est possible de céder, visible ou non. Se pose alors une redoutable question : comment et selon quelles modalités vendre une œuvre immatérielle ? L’or, métal hautement symbolique, en devient la monnaie d’échange, dûment attes- tée par un « reçu ». Cet or, Klein le recycle, le jette parfois dans la Seine en guise d’achat d’une Zone de sensibilité picturale immatérielle (janvier 1962), avant de l’intégrer à ses œuvres. Il se fait de plus en plus présent dans ses travaux ultimes, comme une série de triptyques monochromes associant le bleu, le rose et l’or (1960) ou l’Ex-voto dédié à sainte Rita de Cascia (1961). Même si l’artiste n’y fait pas directement allusion, l’or est aussi une adresse distante à l’art de l’icône, où un fond uni constitué du métal le plus précieux signifiait l’impossibilité de représenter Dieu. Ses portraits reliefs de 1962, notamment celui d’Arman, peuvent se percevoir comme des équivalents laïques de la transcendance induite autrefois par l’icône. Acceptant les paradoxes, Klein aime brouiller les pistes.
Peu avant 1960, Klein se trouve confronté à un autre dilemme. En effet, la validité de « l’espace désincarné du bleu immatériel » comme proposition artistique – c’est-à-dire le vide – ne peut trouver sa pertinence qu’en regard d’autres réalisations, tangibles celles-ci. Les Anthropométries (1958) puis les Peintures de feu (1961) seront l’une des réponses possibles. Aux premières revient la fonction de réintroduire le corps, ce corps chrétien porteur d’une possible incarnation, dans son œuvre. Des femmes nues enduites de peinture laissent l’empreinte bleue de leur chair sur des supports variés, guidées en cela par un artiste en smoking transformé en grand ordonnateur de ces séances publiques (février et mars 1960). Bien que Restany considère ces modèles comme des pinceaux vivants, ces jeunes femmes nues disposent en fait d’une grande liberté d’action, loin du soupçon d’un assujettissement servile. L’Anthropométrie devient ainsi la trace sensible d’une empreinte « arrachée » au corps, une sorte de sublimation de la chair. Elle s’inscrit ainsi pleinement dans une démarche spirituelle : la création d’un passage à double sens entre visible et invisible. Quant aux Peintures du feu essentiellement réalisées entre 1960 et 1962, elles synthétisent la puissance d’une énergie spirituelle qui, comme au judo, se libère soudainement à travers la fulgurance des gestes de l’artiste maniant un brûleur puissant. Avec Le Saut dans le vide, image prophétique de son décès le 6 juin 1962 à l’âge de trente-quatre ans, Klein réintroduit le merveilleux dans son œuvre, mais un merveilleux qui rabat soudain le divin dans l’espace du sensible.
Damien Sausset, extrait du hors-série "Yves Klein Intime", édité par Connaissance des arts à l'occasion de l'exposition présentée à l'Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence en 2022