• Yves Klein, Discours à la Commission du théâtre de Gelsenkirchen, lu par Werner Ruhnau en novembre 1958

Éditorial, 1958

Yves Klein, Discours à la Commission du théâtre de Gelsenkirchen, lu par Werner Ruhnau en novembre 1958

Yves Klein

Madame, Messieurs,

Au moment où je m’apprête à réaliser dans le foyer du nouveau théâtre de Gelsenkirchen la commande que vous m’avez fait l’honneur de me confier, je voudrais essayer de vous exprimer quelques-unes de mes idées et conceptions de la peinture, pour vous faire comprendre, à vous qui accordez à mon art votre confiance quelques raisons pour lesquelles je pense que tout l’ensemble des œuvres que je vais exécuter doit être en bleu, uniformément bleu partout et non pas les panneaux latéraux bleus contre les reliefs éponges blancs, bien que cette solution soit bonne aussi mais sans la force et le déploiement de grandeur que produirait un ensemble rigoureusement monochrome.

Je poursuis donc depuis plusieurs années une aventure et une expérience picturale basée sur les ressources sensorielles, sensibles et plastiques, de la couleur pure, c'est-à-dire de la couleur présentée telle quelle, proposée en soi, aux lecteurs.

Les propositions monochromes, dénommées ainsi par Pierre restany parce que leur présentation matérielle en fait de véritables supports de la couleur (avant je les appelais « peintures » tout court), ont conservé l'aspect objectif du tableau traditionnel.

Ce sont des panneaux de bois ou d'isorel de formats variables (format et valeur chromatique n'étant en général pas liés) dont la surface est recouverte d'une toile très fine et très tendue. Cette toile est destinée à recevoir « la couleur », à la suite d'une minutieuse préparation. Une couleur unie dont le ton, une fois fixé après le mélange éventuel de divers pigments, est uniforme. Je pense que je peux parler d'une sorte d'alchimie de peintres d'aujourd'hui, « créée » dans la tension de chaque instant de la matière picturale. C’est une suggestion de bain dans un espace plus vaste que l'infini. Lors de ma seconde exposition à Paris, chez Colette Allendy en 1956, j'ai présenté un choix de propositions de couleurs et de formats différents. Ce que je réclamais du public, c'est cette « minute de vérité » dont parlait Pierre Restany dans sa préface à mon exposition, permettant de faire table rase de toute contamination extérieure et d'atteindre à ce degré de contemplation où la couleur devient pleine et pure sensibilité.

Malheureusement, il est apparu au cours des manifestations qui eurent lieu à cette occasion, et notamment lors d'un débat organisé chez Colette Allendy, que de nombreux spectateurs, prisonniers d'une optique apprise, demeuraient beaucoup plus sensibles au rapport des différentes propositions entre elles (rapport de couleurs de nouveau, de valeurs, de dimensions et intégrations architecturales) : ils reconstituaient les éléments d'une polychromie décorative. C'est ce qui m'a conduit à pousser plus avant la tentative et à présenter cette fois-ci en Italie, à la Galerie Apollinaire de Milan, une exposition consacrée à ce que j'ai osé appeler mon époque Bleue. (Je me consacrais en effet, depuis plus d'un an déjà, à la recherche de la plus parfaite expression du « Bleu »).

Cette exposition était composée d'une dizaine de tableaux bleu outremer foncé, tous rigoureusement semblables en ton, valeur, proportions et dimensions. Les controverses assez passionnées soulevées par cette manifestation m'ont prouvé la valeur du phénomène et la profondeur réelle du bouleversement qu'il entraîne chez les hommes de bonne volonté, fort peu soucieux de subir passivement la sclérose des concepts reconnus et des règles établies.

Je me permets d’ajouter à cela quelques réflexions sur le bleu lui-même. Le bleu du ciel, examiné dans ses nombreuses valeurs d’images, demanderait, à lui seul, une longue étude où l’on verrait se déterminer selon les éléments fondamentaux de l’eau, du feu et de l’air tous les types de l’imagination matérielle. Autrement dit, sur ce seul thème du bleu céleste, on pourrait classer en quatre classes les poètes :
- ceux qui voient dans le ciel immobile un liquide fluent, qui s’anime du moindre nuage.
- ceux qui vivent le ciel bleu comme une flamme immense – le « bleu cuisant », dit la comtesse de Noailles (Les Forces éternelles, page 119).
- ceux qui contemplent le ciel comme un bleu consolidé, une voûte peinte – « l’azur compact et dur », dit encore la comtesse de Noailles (loc. cit., page 154).
- enfin ceux qui vraiment participent à la nature aérienne du bleu céleste.
Le mot bleu désigne mais il ne montre pas …
D’abord un document Mallarméen où le poète vivant dans le « cher ennui » des « étangs léthéens », souffre de « l’ironie de l’azur ». Il connaît un azur trop offensif qui veut :
…boucher d’une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux. …
C’est par cette activité de l’image que le psychisme humain reçoit la causalité du futur en une sorte de finalité immédiate.

D’ailleurs, si l’on veut bien accepter de vivre par l’imagination, pour l’imagination, avec Eluard, ces heures de vision pure devant le bleu tendre et fin d’un ciel d’où sont bannis les objets, on comprendra que l’imagination du type aérien offre un domaine où les valeurs de rêve ou de représentation sont échangeables dans leur minimum de réalité. Les autres matières durcissent les objets. Aussi, dans le domaine de l’air bleu, plus qu’ailleurs, on sent que le monde est perméable à la rêverie la plus indéterminée. C’est alors que la rêverie a vraiment de la profondeur. Le ciel bleu se creuse sous le rêve. Le rêve échappe à l’image plane. Bientôt, d’une manière paradoxale, le rêve aérien n’a plus que la dimension profonde. Les deux autres dimensions où s’amuse la rêverie pittoresque, la rêverie peinte, perdent de leur intérêt onirique. Le monde est alors vraiment de l’autre côté de la glace sans tain. Il y a un au-delà imaginaire, un au-delà pur et sans en-deçà. D’abord, il n’y a rien, puis il y a un rien profond, ensuite il y a une profondeur bleue.

Un Claudel, par exemple, voudra une adhésion immédiate, fougueuse. Il saisira le ciel bleu par sa matière première. Alors la première question sera pour lui, devant cette masse énorme où rien ne bouge qu’est le ciel bleu, un ciel gorgé d’azur : « Qu’est-ce que le bleu ? » L’hymne Claudélien répondra : « Le bleu est l’obscurité devenue visible. » Pour sentir cette image, nous nous permettrons de changer le participe passé, car, dans le règne de l’imagination, il n’y a pas de participe passé. Nous dirons donc : « Le bleu est l’obscurité devenant visible. » Et c’est bien pourquoi Claudel peut écrire : « L’azur entre le jour et la nuit indique un équilibre, un vrai comme le prouve ce moment ténu où le navigateur, dans le ciel d’Orient, voit les étoiles disparaître toutes à la fois . » Le bleu n’a pas de dimensions. « Il est » hors des dimensions, tandis que les autres couleurs, elles, en ont.

Ce sont des espaces psychologiques, le rouge par exemple présuppose un foyer dégageant de la chaleur. Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes, matérielles et tangibles, tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible. Ce trop court exposé de mes idées sur le bleu ne suffira peut-être pas à vous convaincre du fait que les autres couleurs durcissent les objets contrairement à ce que l’on pense ordinairement. Dans le cas de la décoration du foyer de ce théâtre, une autre couleur que le bleu ou la non-couleur le blanc cristallisera les reliefs éponges. La forme sauvage de l’éponge que je vais employer comme base de contruction des reliefs sera rendue antipathique [?] et agressive inutilement par le blanc alors que par le bleu au contraire elle créera une suggestion d’état élémental de bourgeonnement brutal de la matière imprégnée de l’esprit et de la sensibilité que seule la couleur du ciel et de la mer peut produire. Les spectateurs, en séjournant en présence du bleu et du blanc dans le foyer de ce magnifique édifice aux entractes, reconstitueront les éléments d’une polychromie décorative ce qui amenuisera l’allure et l’élan général de l’architecture. Alors qu’en présence d’une grande unité bleue d’une part l’architecture sera augmentée d’une suggestion de grandeur inouie et mes œuvres d’autre part produiront le choc violent et doux à la fois qu’est, je pense, l’esprit orgueilleux, sûr de soi et de l’avenir dans le bon sens dans lequel vous avez décidé, un jour, à Gelsenkirchen la construction d’un tel édifice culturel à la pointe du progrès et de l’avant-garde dans le monde !

Ma peinture tente d’être une figuration de la liberté à l’état matière première ; madame, messieurs, c’est pour cela que je vous demande aujourd’hui de bien vouloir m’accorder de réaliser ces œuvres pour vous, dans l’esprit de mon idéale conception de la peinture et de collaboration avec l’architecte monsieur Werner Ruhnau.

Yves Klein
lu par Werner Ruhnau en novembre 1958

(Archives Anita et Werner Ruhnau)