Jamais par la ligne, on a pu créer dans la peinture une quatrième, cinquième ou une quelconque autre dimension – seule la couleur peut tenter de réussir cet exploit. La monochromie est la seule manière physique de peindre – permettant d’atteindre à l’absolu spirituel. En imaginant que le cinéma ait toujours existé, que l’on n’ait connu que des images mouvantes, le créateur d’une éventuelle image fixe aurait été aujourd’hui génial !
De jeunes peintres tels que Alberto Burri, Tapiès, Mack, Dawing, Jonesco, Piene, Manzoni, Mubin et d’autres encore que je ne connais pas en viennent à peindre d’une manière presque monochrome à présent. Mais ce n’est pas grave pour moi, bien au contraire. Ce n’est pas important « qui a fait le premier un tableau monochrome ».
Malevitch, par une voie différente de la mienne qui est « l’exaspération de la forme », en est arrivé presque à la monochromie bien que ça n’ait jamais été son but, cela quarante ans avant moi (carré blanc sur fond blanc du musée de New York).
Un peintre polonais, disciple de Malevitch, a peint des monochromes avec une composition de formes en relief dans la manière dite « uniste ». Tout cela n’est pas important. C’est l’idée fondamentale qui importe à travers les siècles ; moi, je considère comme réel précurseur de la monochromie que je pratique, Giotto pour ses monochromes bleus d’Assise (appelés découpages du ciel par les historiens d’art mais qui sont bien des fresques monochromes unies) et les hommes préhistoriques qui peignaient entièrement l’intérieur de leur caverne en bleu de cobalt. Et puis, il y a les écrits des peintres à la pensée monochrome, tels Van Gogh, Delacroix. Moi, je me considère du côté lyrique de la peinture.
Ces exaspérés de la forme, les Polonais Unistes, les suprématistes et les néoplasticiens vivent toujours dans le visuel, le côté académique de la peinture. Je vais m’étendre un peu sur ce cas, car il m’apparaît important aujourd’hui de faire (provisoirement en tout cas) le point.
En juin 1957, j’exposais à Londres et là j’eus l’occasion de rencontrer et de parler longuement du cas Malevitch avec un attaché de l’Ambassade soviétique.
Il me raconta comment, quelque temps après la révolution d’Octobre, Malevitch et quelques-uns de ses élèves ou suiveurs organisèrent une grande exposition à Moscou, certains de ses disciples exposaient même, paraît-il, des surfaces rectangulaires ou carrées complètement unies, blanches, noires ou colores, mais bien dans l’intention de réduction aux phénomènes formes et non couleurs. Par un manifeste qui est, paraît-il, épuisé et perdu, Malevitch et ses compagnons déclarèrent à cette occasion qu’ils considéraient avoir atteint les limites de la peinture et que, par conséquent, ils retournaient à présent à la collectivité.
Ils se seraient, en effet, tous séparés pour aller travailler en usines ou aux champs dans les kolkhozes dès la clôture de l’exposition.
Cette histoire, vraie ou fausse, est bouleversante car elle montre où des hommes honnêtes peuvent être conduits par l’obscurantisme que produit l’académisme, c’est-à-dire la peur…
La ligne et ses conséquences, contours, formes, composition, etc., avait détourné ces chercheurs passionnés vers une impasse par le pouvoir de suggestion d’une réalité éphémère. Le matérialisme dialectique. La poésie, la sensibilité les avaient abandonnés à l’embranchement de la vie éternelle et de la fatalité où ils auraient dû, s’ils avaient été de vrais peintres, se diriger vers le pouvoir pictural affectif absolu de la couleur. En atteignant ainsi à l’exaspération de la forme, sans plus l’espoir immatériel et spirituel que donne la couleur, il était tout naturel pour eux de quitter l’art et d’entrer au travail avec les camarades de la grande expérience sociale communiste qui est, elle aussi, tout à fait dans cet esprit-là, « l’exaspération du matérialisme dialectique et le terre à terre réalisme bien tangible ». Le communisme soviétique est bien une exaspération de la forme, aussi, dans le sens de la structure sociale en opposition aux sociétés chrétiennes et aux civilisations illuminées du Moyen Âge. C’est ainsi que le communisme unifie, monochromise, mais en tuant l’individu, l’âme, alors que la démocratie chrétienne tente de dynamiser l’individu, avec le défaut cependant de préciser la personnalité et de l’amener à une conception de l’unité collective par son fond affectif et spirituel et non par son patrimoine matériel.
Je me permets ici de rappeler que, dans ma peinture, j’ai toujours cherché à préserver chaque grain de pigment poudre d’une quelconque altération, qui m’éblouissait de son rayonnement à l’état naturel, en le mélangeant à un médium pour le fixer sur la toile. L’huile tue l’éclat du pigment pur, mon médium ne le tue pas ou beaucoup moins, toutefois.
Dans la querelle Ingres Delacroix, je vois le départ du côté Ingres d’une lignée d’académistes terrorisés par l’espace et se réfugiant dans la fausse et temporelle vanité de la ligne, symbole de l’inhumain dans la tradition (Ingres a dit : « La couleur n’est que la dame d’atour de l’exposition. ») qui aboutirait pour moi, en passant par le réalisme (Courbet), les cubistes (dans le sens théorique et non pas les cas exceptionnels où les peintres sont des peintres malgré eux, malgré leur attachement à travailler d’après une théorie), Dada, les néoplasticiens, unistes et tous les abstraits dits froids ou géométriques, pour en arriver à Malevitch, le comble de l’exaspération de la forme.
Alors que, vu du côté de Delacroix, on peut atteindre nos jours par le lyrisme des impressionnistes, pointillistes, fauves, d’un certain surréalisme affectif, des abstraits lyriques, jusqu’à la monochromie que je pratique et qui n’est pas la monoforme du tout, mais qui est, par la couleur, la recherche en toute sensibilité de l’immatériel de l’art.
Ici, je citerai ce passage extrait de L’Air et les songes de G. Bachelard, page 293 : « On nous objectera sans doute que nous faisons état d’une image bien spéciale. On nous objectera aussi que notre désir de penser une image pourrait se satisfaire du vol de l’oiseau qui lui aussi est emporté dans sa totalité par son élan, qui lui aussi est maître de sa trajectoire. Mais ses lignes ailées dans le ciel bleu sont-elles autre chose pour nous que le trait de craie sur le tableau noir dont on a si souvent dénonçé l’abstraction ? De notre point de vue particulier, elles gardent la marque de leur insuffisance, elles sont visuelles, elles sont dessinées, simplement dessinées, elles ne sont pas têtues dans leur volonté. Qu’on cherche tant qu’on voudra, il n’y a guère que le vol onirique qui nous permette, en notre totalité, de nous constituer comme mobile, comme un mobile conscient de son unité, en vivant de l’intérieur la mobilité totale et une. »
J’ai interrogé à la Biennale de Venise, en septembre 1958, un critique d’art soviétique sur Malevitch pour contrôler la valeur de ce que m’avait communiqué le diplomate russe de Londres un an auparavant. Sa réponse a été quelque peu différente. Il m’a dit que Malevitch, après cette fameuse exposition du groupe, avait commencé à peindre (et cela avait ensuite duré jusqu’à sa mort, soit dix ans environ) dans une manière réaliste-trompe-l’œil, style seyant, etc., et voilà où le visuel et l’exaspération de la forme conduit quand on s’écarte de la réelle valeur de la peinture : la couleur. Il conduit aux misérables « trompe-l’œil ». On ne peut pas douter de l’honnêteté de Malevitch.
On ne peut pas supposer d’un tel homme, que je respecte profondément pour son engagement absolu (car, pour moi, il est un peintre malgré lui, comme je l’ai déjà dit) et c’est là où ça devient dramatique : qu’il ait été contraint par le régime d’en venir là. Kandinsky quitta la Russie après la révolution d’Octobre, pour travailler libre. Malevitch aurait été certainement un homme à quitter la Russie aussi s’il s’était senti mal à l’aise, pour continuer à peindre et évoluer dans sa manière. Or, affectivement, il avait atteint non pas les limites de la peinture mais les limites de son art, de sa peinture à lui qui, déjà, n’était plus (en réalité) de la peinture dès le moment où il avait abandonné l’illumination de la liberté totale par la couleur.