• "Ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était les pigments purs en poudre", extraits d'écrits

Éditorial, 1959

"Ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était les pigments purs en poudre", extraits d'écrits

Yves Klein

"Comment m’y prendre, en puisant encore dans les normes picturales que je me suis construites ? Pour peindre, j’ai longtemps cherché le médium fixatif, pour fixer justement ces grains de pigment qui font une masse rayonnante et éblouissante quand le pigment est en poudre dans le tiroir des marchands de couleurs. C’est consternant de voir ce même pigment, une fois broyé à l’huile, par exemple, perdre tout son éclat, toute sa vie propre. Il semble alors qu’il est momifié et pourtant on ne peut pas le laisser par terre et ainsi le maintenir tenu par le médium fixatif qui est alors l’invisible force d’attraction terrestre, car l’homme se tient debout naturellement et regarde à l’horizon. Le tableau doit se présenter à ses yeux perpendiculaire au sol, comme un écran. Il faut donc coller le pigment d’une manière quelconque au support. J’ai cherché un médium fixatif capable de fixer chaque grain de pigment entre eux, puis au support, sans qu’aucun d’eux ne soit altéré ni privé de ses possibilités autonomes de rayonnement, tout en faisant corps avec les autres et avec le support, créant ainsi la masse colore, la surface picturale."
Yves Klein, extrait de "L’évolution de l’art vers l’immatériel", Conférence à la Sorbonne, 3 juin 1959

"L’illumination de la matière dans sa qualité physique profonde, je l’ai reçue là, pendant cette année chez « Savage ». Chez moi, en rentrant le soir dans ma chambre, j’exécutais des gouaches monochromes sur des morceaux de carton blanc et aussi de plus en plus je me servais beaucoup du pastel. J’aimais beaucoup le ton pastel ! Il me semblait que, dans la matière pastel, chaque grain de pigment restait libre et individuel sans être tué par le médium fixatif et j’en exécutais de très grands mais, hélas, ou bien fixés au vaporisateur, ils perdaient tout leur éclat et baissaient de ton, ou bien non fixés, ils se détérioraient irrémanquablement et tombaient en poussière peu à peu et puis aussi la beauté de la couleur était là mais sans la force picturale. Je n’aimais pas les couleurs broyées à l’huile. Elles me semblaient mortes ; ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était les pigments purs en poudre, tels que je les voyais souvent chez les marchands de couleurs en gros. Ils avaient un éclat et une vie propre et autonome extraordinaires. C’était la couleur en soi véritablement. La matière colore vivante et tangible. Ce qui me désolait, c’était de voir que cette poudre incandescente, une fois mélangée à une colle ou à un médium quelconque destiné à la fixer au support, perdait toute sa valeur, se ternissait, baissait de ton. On pouvait obtenir des effets d’empâtement, mais en séchant ce n’était plus la même chose ; la magie effective colore avait disparu. Chaque grain de poudre paraissait avoir été tué individuellement par la colle ou l’ingrédient quelconque destiné à le lier aux autres comme au support. Irrésistiblement attiré par cette manière nouvelle monochrome, je décidai d’entreprendre les recherches techniques nécessaires pour trouver un médium capable de fixer le pigment pur au support sans l’altérer. La valeur couleur serait alors représentée d’une manière picturale. Évidemment, la possibilité de laisser les grains de pigment en totale liberté, tels qu’ils se trouvent en poudre, mêlés peut-être mais indépendants, tout en étant tous semblables, me souriait assez. « L’Art, c’est la liberté totale, c’est la vie ; dès qu’il y a emprisonnement d’une manière quelconque, il y a atteinte à la liberté, et la vie diminue en fonction du degré d’emprisonnement. » Pour laisser en liberté le pigment poudre que je découvrais chez les marchands de couleurs, tout en les présentant en tant que tableaux, il aurait fallu l’étaler par terre tout simplement. La force d’attraction invisible l’aurait retenu à la surface du sol sans l’altérer. À l’époque, je ne jugeais pas cette solution possible et surtout acceptable pour le public des arts plastiques, même le plus informel soit-il. Aussi, je me suis mis au travail dans la forme picturale classique, c’est-à-dire je me suis mis à peindre des tableaux monochromes !"
(...)

Je me permets ici de rappeler que, dans ma peinture, j’ai toujours cherché à préserver chaque grain de pigment poudre d’une quelconque altération, qui m’éblouissait de son rayonnement à l’état naturel, en le mélangeant à un médium pour le fixer sur la toile. L’huile tue l’éclat du pigment pur, mon médium ne le tue pas ou beaucoup moins, toutefois."
Yves Klein, extrait de L'aventure monochrome : l'épopée monochrome, 1960