Vendredi 23 août 1957 – Chamonix
Mes propositions monochromes sont des paysages de la liberté ; je suis un impressionniste et un disciple de Delacroix.
Lundi 26 août
Je disais à Claude, un jour où il me présentait son dernier manuscrit à lire : « Le jour où tu me présenteras quelque chose qui est vraiment de la poésie, je crois que déjà en prenant le manuscrit dans mes mains, je le sentirai. Quelque chose aura changé partout ! »
Samedi 31 août – Venise
Ce qui m’a inspiré avant tout dans mes dernières gouaches, c’est le thème «dissolution de la forme par ou dans la couleur». Le résultat apparent est pour moi comme un retour à l’âme de « vitesse infinie » que j’estime avoir dépassé déjà et qui est, de toute façon, un stade actuellement dépassé. C’est le lyrisme du déplacement. C’est le retour au romantisme du mouvement. Tandis que la monochromie pure est vraiment actuelle, elle montre la liberté statique de sensibilité universelle et sa toute-puissance défiant et dissolvant toute espèce de mouvement; ce qui ne signifie plus du tout « vie » aujourd’hui pour quiconque « sait », mais « mort » alors que la vraie manifestation actuelle, la véritable efficacité hors de l’agitation pittoresque est le « statique ».
Mardi 3 septembre
Je suis bien définitivement contre ces peintres qui ne savent pas ce qu’ils sont ni ce qu’ils font et qui piaillent, pour leur sauvegarde misérable d’impotents, qu’un peintre ne doit jamais parler de peinture ; sinon (ce serait une règle à leurs yeux), ils ne seraient pas de bons peintres.
Je déteste l’obscurantisme soi-disant mystique et occulte de ces faux peintres. Un peintre doit comprendre ce qu’il est et ce qu’il fait, et pouvoir s’exprimer en termes primaires, peut-être, mais doit pouvoir le faire sur sa peinture.
Venise, vendredi 6 septembre
Sur la place Saint-Marc, on tourne un film ; il y a beaucoup de figurants habillés en costumes de 1880-1900. Un groupe d’évêques et de prélats somptueusement vêtus me fait réfléchir à « l’habit qui ne fait pas le moine ».
Là, c’est l’évidence même: ces ecclésiastiques ne le sont qu’extérieurement, et combien d’autres sont tels, bien qu’« engagés » tout de même. Ce qui fait donc l’ecclésiastique, c’est bien ce qu’on ne voit pas, c’est abstrait, mais c’est ce qui compte vraiment. De même en peinture, ce qui fait le «peintre est sa peinture», ce n’est pas son aspect extérieur, mais ce qui ne se voit pas.
Samedi 7
La peinture abstraite, c’est de la littérature pittoresque sur des états psychologiques. C’est pauvre. Je suis heureux de ne pas être un peintre abstrait.
Les « peintres et les poètes » véritables ne peignent pas, ni n’écrivent de poèmes. Ils sont tout simplement des peintres et des poètes à l’état civil. Leur présence est le seul fait qu’ils existent comme tels, c’est leur grande et unique œuvre et là vraiment on revient, ou plutôt on atteint au chef-d’œuvre, non pas comme ces peintres d’aujourd’hui qui battent monnaie en produisant leurs tableaux au lieu de les peindre.
Un peintre doit peindre un seul chef-d’œuvre : lui-même, constamment, et devenir ainsi une sorte de pile atomique, une sorte de générateur à rayonnement constant qui imprègne l’atmosphère de toute sa présence picturale fixée dans l’espace après son passage. Ça, c’est la peinture, la vraie au xx e siècle : l’autre, c’était autrefois les exercices justifiés d’élagage et de travail d’introspection.
La peinture ne sert qu’à prolonger, pour les autres, le «moment» pictural abstrait, d’une manière tangible et visible.
Delacroix : « J’adore ce petit potager ; ce soleil doux sur tout cela me pénètre d’une joie secrète, d’un bien-être comparable à celui qu’on éprouve quand le corps est parfaitement en santé. Mais tout cela est fugitif, je me suis trouvé une multitude de fois dans cet état délicieux, depuis les vingt jours que je passe ici. Il semble qu’il faudrait une marque, un souvenir particulier pour chacun de ces moments. »
Les tableaux pour les peintres sont ordinairement les marques de ces « moments ». Comme les poèmes le sont pour les poètes.
Les tableaux ne servent pour le peintre qu’à faire le point sur ces « moments », à se rendre compte de quelle nature ils sont ou plutôt qu’est-ce qu’ils sont? Peu à peu, par tâtonnements, à coups de tableaux, il arrive à vivre le « moment » continuellement.
Les collectionneurs ou amateurs achètent les tableaux, inconsciemment à la recherche de l’indéfinissable, parce qu’ils sentent (non pas tellement parce qu’ils voient) le « moment » et que, eux aussi, l’ont ressenti d’une manière encore plus vague que le peintre et en tout cas sans le pouvoir créateur.
Pour chaque peintre, le « moment » est en général toujours le même, on ne change que très rarement.
C’est la «qualité» du «moment» qui détermine la manière du peintre.
Il existe bien des «qualités» et des «degrés» du «moment», et l’amateur reconnaît bien vite ce moment dans la manière d’un peintre, qu’il a eu ou ressenti lui aussi, et après lequel il court éperdument, car ce moment a illuminé sa vie comblée par l’ennui.
(...)
La composition, la trame même de mes tableaux, c’est la texture de la matière picturale, elle doit être très effacée, très travaillée, forte, sérieuse, pour laisser voir dans toute sa splendeur, la couleur. Delacroix dit encore avec raison : « Je ne sais si je me trompe mais je crois que les plus grands artistes ont eu à lutter grandement contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes. Il ressort plus que jamais l’inconvénient de donner aux détails par la grâce ou la coquetterie de l’exécution un intérêt tel qu’on regrette ensuite mortellement de les sacrifier quand ils nuisent à l’ensemble. »
Ils sont nombreux les peintres et les spécialisateurs d’espaces qui s’ignorent.
À une Américaine qui m’interviewait il y a quelques mois pour la radio, je répondis alors qu’elle venait de me dire : « Si j’ai bien compris, dans votre peinture, vous avez pulvérisé la barrière de la forme?» – «Oui, je pourrais même dire que, dans mes tableaux, j’ai réussi à supprimer l’espace qui existe devant le tableau, dans le sens où la présence du tableau envahit cet espace et le public lui-même. »
À la conférence-discussion de l’i.c.a. de Londres, un homme s’est levé et, furieux, s’est écrié: «Tout ceci est une gigantesque plaisanterie ; que penser en effet d’une symphonie à une seule note continue?» C’est alors et ainsi que j’eus la victoire dès le début, j’avais là mon magnétophone sur lequel il y avait, enregistrés effectivement, plusieurs cris humains très longs et continus. Je descendis de l’estrade pour toute réponse et pris le magnétophone par terre pour le poser sur la table et le mettre en fonctionnement : la salle rugissait de joie. Le geste avait donné la victoire car je ne pus passer finalement les sons et les cris, il n’y avait pas de prise de courant à proximité. On me fit crédit.
Le geste seul avait suffi. Le public avait accepté l’intention abstraite. À cette même conférence de Londres, des amis me défendaient mal, répétant : « C’est pur ! Il est la pureté pure, etc. » Une jeune fille, s’étant levée après la projection du film sur l’époque bleue à Paris dans lequel Bernadette toute blonde apparaissait un moment, protesta en disant: «S’il est si pur, que penser de cette jolie blonde par rapport à lui dans le film que nous venons de voir ? » Je me levai à mon tour et, la regardant bien en face, je lui répondis : « J’aime les belles filles blondes à la folie et j’en ai beaucoup, et, vous, vous me plaisez dans le fond beaucoup aussi. J’aimerais bien vous voir en particulier après tout ceci, sans penser à ma peinture.»
Elle n’ajouta plus rien, s’assit, toute rougissante !