• Écrits sur le bleu

Article, 1959

Écrits sur le bleu

Yves Klein

"Alors que j’étais encore un adolescent, en 1946, j’allai signer mon nom de l’autre côté du ciel durant un fantastique voyage «réalistico-imaginaire». Ce jour-là, alors que j’étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci, de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu’ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres."
Yves Klein, extrait du Manifeste de l’hôtel Chelsea, New York, 1961

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" Je n’aimais pas les couleurs broyées à l’huile. Elles me semblaient mortes ; ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était les pigments purs en poudre, tels que je les voyais souvent chez les marchands de couleurs en gros. Ils avaient un éclat et une vie propre et autonome extraordinaires. C’était la couleur en soi véritablement. La matière colore vivante et tangible.

Ce qui me désolait, c’était de voir que cette poudre incandescente, une fois mélangée à une colle ou à un médium quelconque destiné à la fixer au support, perdait toute sa valeur, se ternissait, baissait de ton. On pouvait obtenir des effets d’empâtement, mais en séchant ce n’était plus la même chose ; la magie effective colore avait disparu.

Chaque grain de poudre paraissait avoir été tué individuellement par la colle ou l’ingrédient quelconque destiné à le lier aux autres comme au support.

Irrésistiblement attiré par cette manière nouvelle monochrome, je décidai d’entreprendre les recherches techniques nécessaires pour trouver un médium capable de fixer le pigment pur au support sans l’altérer. La valeur couleur serait alors représentée d’une manière picturale. Evidemment, la possibilité de laisser les grains de pigment en totale liberté, tels qu’ils se trouvent en poudre, mêlés peut-être mais indépendants, tout en étant tous semblables, me souriait assez. « L’Art, c’est la liberté totale, c’est la vie ; dès qu’il y a emprisonnement d’une manière quelconque, il y a atteinte à la liberté, et la vie diminue en fonction du degré d’emprisonnement."

Yves Klein, extrait de « L’aventure monochrome : l’épopée monochrome », 1960 ca.

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" Malheureusement, il est apparu au cours des manifestations qui eurent lieu à cette occasion, et notamment lors d'un débat organisé chez Colette Allendy, que de nombreux spectateurs, prisonniers d'une optique apprise, demeuraient beaucoup plus sensibles au rapport des différentes propositions entre elles (rapport de couleurs de nouveau, de valeurs, de dimensions et intégrations architecturales) : ils reconstituaient les éléments d'une polychromie décorative.

C'est ce qui m'a conduit à pousser plus avant la tentative et à présenter cette fois-ci en Italie, à la Galerie Apollinaire de Milan, une exposition consacrée à ce que j'ai osé appeler mon époque Bleue. (Je me consacrais en effet, depuis plus d'un an déjà, à la recherche de la plus parfaite expression du « Bleu »). Cette exposition était composée d'une dizaine de tableaux bleu outremer foncé, tous rigoureusement semblables en ton, valeur, proportions et dimensions. (...)

Chacune de ces propositions bleues, toutes semblables en apparence, furent cependant reconnues par le public bien différentes les unes des autres. L’amateur passait de l’une à l’autre, comme il convenait et pénétrait en état de contemplation instantanée dans les mondes du bleu. Mais chaque monde bleu de chaque tableau, bien que du même bleu et traité de la même manière, se révélait être d’une tout autre essence et atmosphère ; aucun ne se ressemblait, pas plus que les moments picturaux ni les moments poétiques ne se ressemblent. Bien que tous de même nature, supérieure et subtile (repérage de l’immatériel). L’observation la plus sensationnelle fut celle des « acheteurs ». Ils choisirent parmi les onze tableaux exposés, chacun le leur et le payèrent chacun le prix demandé. Les prix étaient tous différents, bien sûr. Ce fait démontre que la qualité picturale de chaque tableau était perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique d’une part et, d’autre part, évidemment que ceux qui choisissaient reconnaissaient cet état des choses que j’appelle la « Sensibilité picturale ». Pour ceux qui me répétaient qu’après ce serait fini, que je ne pourrais plus aller plus loin, je vais continuer ainsi. Ayant détecté ainsi l’existence de la sensibilité picturale. D’ailleurs, je le redis encore une fois ici, mon maître Delacroix l’avait, bien avant moi, dénoncée, sous le nom de « l’indéfinissable », mais il m’avait été nécessaire de la redécouvrir moi-même pour en être bien conscient ; l’époque bleue fit l’initiation du public et de moi-même à la fois.

Yves Klein, extrait de « L’aventure monochrome : l’épopée monochrome », 1960