• La valeur de l'œuvre : "Les économies de Klein"

Article, 2009

La valeur de l'œuvre : "Les économies de Klein"

Sophie Cras

Durant toute sa carrière, à l’en croire, Yves Klein aura été « à la recherche de la réelle valeur du tableau » . Le terme de « valeur » ne suggère ici pas seulement la nuance colorée – le fameux bleu I.K.B. – ou le mérite artistique de l’œuvre, mais aussi la valeur commerciale, le prix d’échange. D’expositions en expositions, de discours spéculatifs en innovations artistiques, sa carrière est jalonnée par la quête incessante du « juste prix » celui qui saurait faire justice au mérite artistique de l’œuvre, la livrer au marché sans l’assujettir à sa contingence et à son arbitraire, la proposer à l’échange sans la faire déchoir au rang de simple marchandise. A travers l’exemple de trois expositions (Milan, 1957 ; Londres, 1957 ; Anvers, 1959), on retracera l’évolution de la réflexion de Klein sur le problème du prix, les étapes qui le conduisirent, en 1959, à proposer l’« Esquisse » d’un nouveau « système économique », plus propre à remplir sa fonction d’évaluation.


Klein à la Galerie Apollinaire : Valeur intrinsèque et Juste prix

Le 2 janvier 1957, à la galerie Apollinaire de Milan, Yves Klein inaugure l’exposition de onze de ses œuvres. Toutes sont parfaitement identiques : des monochromes de même format, peints au rouleau du même bleu ultramarin. Or, selon la fable imaginée par Klein, ces toiles auraient été affichées et vendues chacune à un prix différent. L’anecdote est fictionnelle : plusieurs articles de l’époque mentionnent un prix unique de 25 000 lires par tableau . Quelles leçons tirer, cependant, de cette « fable didactique » ? La première leçon est énoncée par Klein lui-même : « la qualité picturale de chaque tableau est perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique » . Est-ce à dire que la valeur serait indépendante du tableau ? Non, reconnaître l’insuffisance de l’apparence pour justifier les différences de qualité ne conduit pas Klein au relativisme, à l’affirmation de la nature subjective de la valeur ou encore de sa dépendance d’un contexte institutionnel. Si la valeur est invisible, elle n’en est pas moins logée au cœur même de l’objet, dans sa matérialité concrète. Klein tend ainsi à réintroduire la notion médiévale de « juste prix » : il existe un ordre divin des valeurs, auquel le prix, instrument humain de l’échange, doit se conformer . La valeur est donc intrinsèque, et le prix dérivé : selon l’économiste Alfred de Tarde, l’idée du « juste prix » : il existe un ordre divin des valeurs, auquel le prix, instrument humain de l’échange, doit se conformer . La valeur est donc intrinsèque, et le prix dérivé : selon l’économiste Alfred de Tarde, l’idée du « juste prix » implique que « le prix et la valeur sont même chose », « ils sont incorporés à l’objet ; ils ne peuvent hausser ni diminuer sans que l’objet change matériellement » . Contrairement au prix de marché contingent, le juste prix est donc objectif et normatif. Lorsqu’il prétend imposer à des toiles apparemment identiques des prix différents, Klein choisit d’attribuer, en dépit des règles du marché, un prix qui reflète la valeur réelle des œuvres, dont lui seul est digne de juger ; pouvoir, qu’à défaut de détenir réellement, il peut du moins s’attribuer dans la fable.

Klein à la Galerie One : Valeur et prix de marché

Quelques mois après l’exposition de Milan, à l’été 1957, Klein expose à Londres, à la galerie One. La réception critique de cette exposition marque une nouvelle étape dans la réflexion de Klein sur le prix. En effet, tous les articles presque sans exception concentrent leur critique sur cette question. Ce qui choque, ce n’est pas tant que ces œuvres d’art puissent exister, mais bien qu’elles puissent se vendre, et donc s’acheter. La mention des prix est quasi systématique. Elle constitue souvent le titre ou le sous-titre de l’article et ne manque pas d’être mise en évidence par la typographie . Les prix mentionnés par les articles sont d’ailleurs presque toujours fantaisistes . Ce qui importe n’est pas tant le montant exact du prix, que son énormité par rapport à la valeur supposée des œuvres, voire l’existence même d’un prix. Or, il semble que l’artiste lui-même soit, dans une certaine mesure, à l’origine de cette réaction. En effet, un document, mis à la disposition des visiteurs par la galerie One, détaille les ventes précédemment conclues par l’artiste, ainsi que leurs prix. « Une preuve concrète de ce que la peinture de Klein est considérée avec sérieux », explique le texte, « est qu’il parvient à vivre de son art » . La stratégie est presque naïve tant elle est évidente : vendre, c’est donner la garantie de son sérieux, de sa bonne foi, de sa qualité.


Klein à Anvers : élaboration d’un nouveau « système économique »

Le prix pour Klein n’est donc pas simplement d’importance secondaire, résultant de la valeur intrinsèque : en tant que cristallisation de l’acte d’échange, il est capital pour que l’œuvre ait lieu, pour qu’elle soit reconnue en tant qu’œuvre. Entre l’exposition de Milan et celle de Londres, le développement de l’art immatériel approfondit cette réflexion : la vente devient la seule manifestation de l’œuvre. Un problème se pose alors : si le prix reflète la valeur, le prix d’une œuvre inestimable devrait être inaccessible à l’achat. Or, l’acte de vente est essentiel à la validation de l’œuvre en tant qu’œuvre, à son existence même. Cette contradiction apparaît au grand jour lors d’une exposition collective à Anvers en 1959. Pour la première fois, Klein refuse de vendre une œuvre immatérielle contre de l’argent, et demande en échange « un kilo d’or pur ». Mallarmé écrivait déjà en 1889 que « Vouloir assigner son prix réel, en argent, à une œuvre d’art, c’est l’insulter », et Klein l’a bien compris lors de son exposition à Londres . La seule solution qui s’offre alors est de renoncer à l’échange monétaire, qui dévalorise l’œuvre en lui donnant un banal prix en argent, pour une forme de troc, qui permet à l’échange d’avoir lieu tout en préservant la pureté de l’œuvre. C’est ce que théorise Klein dans son texte « Esquisse et grandes lignes du système économique de la révolution bleue », véritable exposé d’un système économique utopique, dans lequel l’échange retrouverait sa vraie valeur . Au moment historique où la notion même d’étalon monétaire disparaît de l’économie mondiale, laissant des monnaies flottantes, Klein « récuse réserves et devises », et propose un nouvel étalon à l’échange : l’œuvre d’art, qui viendrait remplacer l’or dans les caves de la Banque Centrale. Dans ce système, les œuvres n’auraient pas de prix puisqu’elles seraient la mesure de tout prix ; elles seraient au cœur de chaque échange sans jamais être livrées aux aléas du marché. Le monogold intitulé Valeur or demeure comme la trace de cette utopie consistant à soustraire l’art des contingences économiques pour en faire l’étalon, la mesure et l’absolu de toute valeur et de tout échange.

Sophie Cras
Séminaire de recherche Arts & Sociétés

Sophie Cras est diplômée de Sciences Po (2008, Master Finance) ainsi que d’un Master d’histoire de l’art (2009). Elle est actuellement doctorante-allocataire en histoire de l’art à l’Université de Paris I. Elle prépare également le diplôme de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, dans le département d’Histoire et Théorie des Arts.