• Yves Klein et le Japon

Article, 2020

Yves Klein et le Japon

Denys Riout

RÊVES ET ILLUSIONS D’ORIENT

Apprendre le judo au Kôdôkan, le centre de formation le plus réputé du Japon, et en revenir auréolé de gloire, possesseur d’une compétence sans égal, ou presque, tel était le projet du jeune homme qui cherchait sa voie entre ses parents peintres. Son échec au baccalauréat lui ferma toute possibilité d’entrer, comme il le souhaitait, à l’École de la marine marchande pour devenir officier au long-cours et parcourir le monde. Entreprenant et curieux, Yves Klein avait séjourné en Angleterre et en Irlande, en Allemagne, en Espagne, et il avait voyagé dans d’autres pays d’Europe. Pour chaque séjour, il s’initiait à la langue du pays. Projetant de partir au Japon, il peinait sur le japonais et ses idéogrammes. Dans le journal qu’il tient à cette époque, il se désespère – « le japonais n’entre pas » (24 janvier 1952) –, avoue traverser « une horrible période » (10 mars 1952), décide, sans doute provisoirement, « de lâcher le japonais, de lâcher l’espagnol, etc. », et il s’alarme : « Je n’ai pas encore lâché le judo mais je perds confiance » (10 mars 1952). Lui reste son rêve : « Aller au Japon ». Le voyage lui-même, en bateau, est une aventure. D’escale en escale, le jeune homme découvre des paysages, des mœurs, des saveurs, des odeurs, des sonorités. Il s’agit là d’une expérience relativement rare, à cette époque. De ce voyage et de ce séjour, qu’a-t-il vraiment rapporté ? Cela reste difficile à cerner, mais il est certain qu’une telle aventure, vécue à cet âge, contribue à modeler la personnalité et qu’elle laisse des traces. Le long séjour de Klein au Japon marqua assurément l’artiste qui y a fait souvent allusion, et il continue à marquer les esprits de tous ceux que son œuvre fulgurante intéresse, exaspère, fascine ou émerveille. Ainsi les exégètes ont-ils souvent considéré comme une clef d’explication ce contact avec une culture fort différente de la nôtre. Le jeune Yves Klein aurait importé du Japon des notions, des concepts, des manières de penser, et il en aurait nourri, innervé des pans essentiels de sa création multiforme. Pourquoi pas ? Je vais donc examiner quelques termes souvent évoqués pour conjuguer l’art de Klein et son séjour au Japon, invitant le lecteur à tirer ses propres conclusions sur la validité de ces rapprochements. Deux écueils menacent de ruiner les efforts de ceux qui tentent d’en faire l’inventaire : le Charybde de l’analogie et le Scylla de la projection ou de la rétrospection. Une certaine spiritualité, un attrait pour le dépouillement des formes, diverses déclarations sur le vide, sans parler du judo, voilà quelques tremplins pour justifier des rapprochements avec les philosophies et les pratiques extrême-orientales, à commencer par la plus populaire, sinon la mieux connue d’entre elles, le bouddhisme zen. Quant à la rétrospection, forme insidieuse de l’anachronisme, elle consiste à comprendre un passé antérieur à la lumière de ce qui survint ensuite. L’œuvre et la trajectoire de l’artiste éclairent alors tels ou tels événements de ses années de formation. Ainsi, une conception de l’énergie, du souffle et du vide héritée de la culture japonaise (ou chinoise, pour le vide, mais peu importe), suffirait à expliquer l’exposition sans titre inaugurée à la galerie Iris Clert en avril 1958.


ZEN

Ce terme, cette notion, cette attitude devant les événements et les désagréments de la vie, cette esthétique supposée aussi, a connu un succès en Occident qui dépasse largement le domaine philosophico-religieux d’où il provient. Qu’importe son ancrage dans la pensée bouddhique, le Zen apparu au Japon en est devenu l’un des emblèmes, en Europe comme aux États-Unis. C’est pourquoi l’association entre Klein, son art parfois aussi dépouillé qu’énigmatique, son apprentissage du judo et le Zen semble aller de soi. Plusieurs amis de l’artiste et divers auteurs ont d’ailleurs conforté la validité de cette intuition spontanée par leurs témoignages, leurs écrits. Arman, par exemple, se souvient de son apprentissage du judo, à Nice, avec ses deux complices d’alors, Claude Pascal et Yves Klein : « Jeunes gens sérieux, nous nous étions accordés sur une même attitude : nous ne voulions pas seulement apprendre le judo comme sport et technique de combat, mais entrer dans l’esprit du Bushido et donc du Zen bouddhique. » Cependant, Yves Klein, qui a visité plusieurs temples, n’a photographié aucun jardin Zen lors de son séjour au Japon et le mot n’apparaît pas dans ses écrits publiés. Quant au témoignage d’Arman, il intervient longtemps après les faits. Certains avaient néanmoins lié, dans les années 1950, judo et Zen, notamment Robert Godet. Il publia Tout le judo en 1952, et il fit la connaissance de Klein après qu’il fut revenu du Japon. Les rapports entre judo et Zen étaient d’ailleurs un pont aux ânes, au point que, dans sa préface à un livre de témoignage, Bernard Parizet se félicite : « Darcourt nous montre que les Maîtres japonais ne sont pas des sorciers qui se regardent le nombril en méditant du Zen mais des champions en condition athlétique, quels que soient leur taille ou leur poids. » Or ce livre relate précisément l’apprentissage du judo au Kôdôkan, tel que l’auteur l’a vécu en 1954, c’est-à-dire peu après le départ de Klein. Multiplier les exemples ne servirait à rien. Sidra Stich concilie les points de vue quand elle relaie une opinion assez répandue. Plusieurs amis de l’artiste observaient qu’il « possédait intuitivement un esprit Zen », un esprit nullement acquis par des lectures philosophiques. Ainsi, le séjour au Japon donnerait corps à une affinité sans être, pour autant, une cause ou une explication.


LE VIDE

Le Vide, substantif que Klein écrit parfois avec une majuscule, est à jamais associé au nom de l’artiste, auteur de l’une des expositions les plus célèbres du xxe siècle et connue précisément sous cette appellation aussi spectaculaire que trompeuse : « Exposition du vide ». Aurait-il importé du Japon cette notion, centrale pour l’art chinois ? La tentation était forte et plusieurs auteurs l’ont en effet affirmé ou suggéré. Nicolas Charlet explore la « fascination du vide, fil conducteur de la vie d’Yves Klein », et il développe l’hypothèse de liens entre le vide, l’art et la pensée orientale, l’art chinois, le judo. Selon Ming Tiampo, une jeune critique rencontrée à Tôkyô, Segi Shin.ichi aurait enseigné à Klein « le concept du vide dans le Zen ». Annette Kahn, biographe de l’artiste, s’est montrée plus audacieuse encore lorsqu’elle écrit : « Yves relâche tous ses liens avec Oceanside et les rose-croix et se passionne pour la philosophie shintoïste dont l’un des thèmes, en substance : “Tout commence par le Vide et se termine par le Vide”, lui semble concentrer tout le mystère de l’Univers. » Devenu artiste, Klein évoque souvent le vide, en effet, mais jamais avant l’exposition d’avril 1958. Quelque temps plus tard, il adopte néanmoins l’appellation devenue courante, « exposition du vide », puis il imagine une progression dans son travail, une conquête par étapes. Il l’affiche dans une note biographique, « Yves Klein (Dit le Monochrome) », se présentant comme le « Fondateur des Mouvements “Monochrome”, de “l’Immatériel” et du “Vide” ». Dans ses textes ou ses déclarations, l’artiste ne relie guère ce vide au judo et il ne l’associe jamais aux philosophies extrême-orientales. Faut-il voir là seulement l’effet d’une évidence qu’il ne serait pas nécessaire de souligner, ou au contraire la confirmation que Klein en est arrivé au « vide » par d’autres voies ?


LE KIAI

Cette notion liée au judo est reprise explicitement par l’artiste dans un texte intitulé « Réflexions sur le Judo, le Kiai, la Victoire constante ». Le Kiai, cri qui tue mais aussi cri de vie et cri qui guérit, suscite des fantasmes et il est souvent analysé dans les ouvrages sur le judo. Robert Godet ne manque pas de lui consacrer un développement. Ce qu’en dit Klein est notablement différent. Ming Tiampo le définit comme « une technique par laquelle le judoka concentre son énergie spirituelle (ki) si intensément qu’elle se libère sous forme de cri ». Associé à la notion d’énergie, le terme « spirituel » s’applique à merveille à l’art de Klein qui utilise d’ailleurs souvent cet adjectif, « spirituel », qui relie sa pratique du judo à sa trajectoire artistique.


LE JUDO

Klein avait souhaité faire du judo son activité principale, son métier. Dans un texte réputé avoir été écrit au Japon, il en fait cet éloge : « Le judo c’est de l’art, c’est un art de la même valeur que la grande musique car il doit être recréé chaque fois que l’on veut de nouveau en jouer. C’est un art personnel et universel car c’est l’art dans le combat autrement dit la vie elle-même. » Mais quel rôle cet engagement total du jeune homme a-t-il eu dans l’élaboration de son œuvre ? Ses « Réflexions sur le Judo, le Kiai, la Victoire constante », déjà évoquées, commencent ainsi : « On m’a demandé souvent si le Judo avait joué un rôle dans ma conception picturale. J’ai toujours, jusqu’à présent répondu que non. En fait, c’est inexact : le judo m’a apporté beaucoup, je l’ai commencé presque en même temps que ma peinture. L’un comme l’autre ont vécu avec moi comme je vis avec mon corps, physique ! » Devenu peintre, Yves le Monochrome a toujours, en toutes occasions, mis en avant son titre de Ceinture noire 4e dan. Nulle forfanterie dans ce rappel, mais au contraire un désir de faire comprendre aux amateurs une singularité capitale. La pratique du judo structura sa vie, sa pensée et son éthique et il en transposa maints principes dans sa conduite créatrice. Le texte évoqué plus haut se poursuit avec cette déclaration essentielle pour définir ce qu’il sait du judo : « D’abord un grand principe : “avoir l’esprit de la victoire”. » Il fallait être animé de cet « esprit de la victoire » pour entreprendre ce qu’il osa, dans son œuvre, et le réussir. Le judo lui avait donné cette force. Il fut peut-être aussi la cause de sa disparition prématurée. Là encore, plusieurs auteurs ont fait remarquer que la pratique du judo était si rude, si exigeante, que bien des sportifs prenaient des amphétamines, alors en vente libre au Japon. Rentré en Europe, il aurait persisté.


ART, ARTISTES, GUTAI

Accueilli dès son arrivée dans le port de Yokohama par des relations de ses parents, Yves Klein est conduit dans une exposition qu’il commente sans aménité dans son Journal. Par la suite, il rencontra divers artistes et organisa deux expositions « Marie Raymond et Fred Klein » (Institut franco-japonais et Bridgestone Museum of Art, 1953). À son retour, il rapportait un recueil de reproductions d’estampes de Hiroshige (1797-1858) et un livre qui réunit des xylographies de Munakata Shikô (1903-1975), au style plus populaire qu’avant-gardiste. Elles n’ont sans doute eu aucune influence sur le devenir artistique de Klein, alors judoka. Plus tard, certains n’ont pas résisté à la tentation de tisser des liens entre Gutai et Yves Klein. Il faut rappeler que ce groupe a été fondé au Japon en août 1954 – Klein avait quitté l’archipel en janvier 1954 – et que ses premières manifestations publiques datent de 1955 : en janvier, parution du premier numéro de la revue Gutai et, en mars, première exposition du groupe en tant que tel, à Tôkyô. Par la suite, en 1957, le critique Michel Tapié rencontre les membres du groupe Gutai. Il organise des expositions de leurs œuvres aux États-Unis (1960), puis en Italie (1961), mais Klein n’en eut connaissance, au mieux, que par ouï-dire. Durant son séjour au Japon, il demandait aux personnes rencontrées de signer son journal. Or, note Ming Tiampo, pourtant désireuse de trouver des résonnances japonaises dans l’art d’Yves le Monochrome, « aucun de ceux du futur groupe Gutai ni aucun de leurs proches n’y figure ».


L’EMPREINTE, LA CALLIGRAPHIE

Les Japonais, comme bien d’autres ailleurs, depuis le Néolithique, ont exploré les vertus de l’empreinte. Segi Shin.ichi évoque « une technique très ancienne et très populaire au Japon : les transferts à l’encre ». Ainsi, une feuille de papier pressée sur un poisson préalablement couvert d’encre de Chine en retient et en fixe la forme générale, comme celle des écailles et autres détails. « Or – poursuit Segi – l’expression japonaise est gyotaku, prononcée “guio taku”, le mot gyo signifiant poisson ; le son jyo veut dire fille, jeune fille, et l’expression n’a plus de sens, mais Klein a beaucoup ri et peut-être ce jour-là a-t-il imaginé une femme encrée ou couverte de peinture laissant une empreinte sur un mur, sur le sol, sur une toile. » Le critique d’art paraît plus convaincant lorsqu’il se souvient d’un film de Fumio Kameï qu’il avait vu en 1956, en compagnie de Klein. Ce film, Ikiteite yokatta (« un titre qui pourrait se traduire par “L’ombre sur la pierre” »), montrait notamment la trace négative d’un homme désintégré par l’explosion de la bombe atomique lâchée sur Hiroshima. Or une des « anthropométries » de l’artiste porte précisément ce titre, Hiroshima. La calligraphie a fait également l’objet de spéculations, d’autant plus que l’artiste en a parlé à plusieurs reprises et que le sujet était alors d’actualité dans l’univers de la peinture où Georges Mathieu avait été déclaré premier « calligraphe occidental » par André Malraux. Le long séjour de Klein au Japon lui avait donné une légitimité sur des sujets tels que le judo ou la calligraphie. Comparable au « Grand tour » des jeunes gens bien nés aux xviie et xviiie siècles, le voyage effectué par le futur artiste produit un effet d’autorité qui lui confère l’assurance dont il avait besoin et dont témoignent sa création et ses interventions dans le monde de l’art. Le choc de la désillusion, lors de son retour – ses titres acquis au Japon ne furent pas reconnus par la Fédération française de judo – aura été l’aiguillon décisif. Débute alors son épopée artistique, son « Aventure monochrome », prolongement de son séjour dans le « pays de [ses] rêves ».

Denys Riout, extrait de Yves Klein Japon, éditions Dilecta, 2020