• Écrits sur l'or

Article, 1959

Écrits sur l'or

Yves Klein

À Londres donc pendant environ une année, je travaillais clandestinement pour gagner ma vie chez un ami de mon père, fabricant d’encadrement, Robert Savage dans Old Brompton Road. C’est là qu’en travaillant à la préparation des colles, des couleurs et vernis, des assiettes à dorer, je m’approchais de la matière, je la manipulais en gros. Et puis aussi en passant couche après couche sur les cadres, en les ponçant, en ayant soin de ne laisser aucun grain indésirable ou une quelconque irrégularité, je voyais un beau blanc à la colle pur, net et sec. Puis à la deuxième couche, c’était tantôt un gris rouge très pâle ou un rose clair. Il fallait constamment s’approcher de très près, à quelque cinq à six centimètres même de la surface pour l’inspecter en détail (ma vue était parfaitement normale) et voir si elle était bien régulière, ouatée, douce ou volontairement rugueuse. Et l’or, ça c’était quelque chose ! Ces feuilles qui volaient littéralement au moindre courant d’air, sur le plat coussinet que l’on tenait dans une main pendant que de l’autre on les attrapait au vol avec le couteau. Et puis, le coup du peigne que l’on se passe dans les cheveux. La feuille que l’on pose délicatement sur la surface à dorer, enduite au préalable d’une assiette et mouillée à l’eau gélatineuse chaque fois. Quelle matière ! Quelle meilleure école du respect de la matière picturale ! Enfin venait le polissage à la pierre d’agathe, etc. L’illumination de la matière dans sa qualité physique profonde, je l’ai reçue là, pendant cette année chez « Savage ».

Yves Klein, extrait de l'aventure monochrome, 1960


À Anvers tout d’abord, il y a deux mois de cela à peine, invité à exposer avec un groupe d’artistes composé de Bury, Tinguely, Rot, Breer, Mack, Munari, Spœrri, Piene, Soto, je me rends à Anvers et, au moment du vernissage, à l’emplacement qui m’était réservé dans la salle d’exposition d’Hessenhuis, au lieu d’y placer un tableau ou un objet tangible et visible quelconque, je prononce d’une voix forte devant le public ces paroles empruntées à Gaston Bachelard : « D’abord, il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue 6. » L’organisateur belge de cette exposition me demande alors où se trouve mon œuvre. Je réponds : « Là, là où je parle en ce moment. – Et quel en est le prix de cette œuvre ? – Un kilo d’or, un lingot d’or pur d’un kilo me suffira. » Pourquoi ces conditions extravagantes au lieu d’un prix normal représenté par une somme d’argent tout simplement ? Parce que, pour de la sensibilité picturale à l’état matière première dans l’espace spécialisé et stabilisé par moi, en prononçant ces quelques paroles à mon arrivée, qui ont fait couler le sang de cette sensibilité spatiale, on ne peut demander de l’argent. « Le sang de la sensibilité est bleu », dit Shelley et c’est exactement mon avis. Le prix de sang bleu ne peut en aucun cas être de l’argent. Il faut que ce soit de l’or. Et puis, comme nous le verrons plus tard, dans l’analyse du rêve éveillé du docteur Robert Desoille 7, le bleu, l’or et le rose sont de même nature. Le troc au niveau de ces trois états est honnête.

Yves Klein, extrait de la Conférence à la Sorbonne, 1959