Document, 1960, ca.

Yves Klein, "Le pigment en liberté"

L’illumination de la matière dans sa qualité physique profonde, je l’ai reçue là, pendant cette année chez « Savage ». Chez moi, en rentrant le soir dans ma chambre, j’exécutais des gouaches monochromes sur des morceaux de carton blanc et aussi de plus en plus je me servais beaucoup du pastel. J’aimais beaucoup le ton pastel ! Il me semblait que, dans la matière pastel, chaque grain de pigment restait libre et individuel sans être tué par le médium fixatif et j’en exécutais de très grands mais, hélas, ou bien fixés au vaporisateur, ils perdaient tout leur éclat et baissaient de ton, ou bien non fixés, ils se détérioraient irrémanquablement et tombaient en poussière peu à peu et puis aussi la beauté de la couleur était là mais sans la force picturale.

Je n’aimais pas les couleurs broyées à l’huile. Elles me semblaient mortes ; ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était les pigments purs en poudre, tels que je les voyais souvent chez les marchands de couleurs en gros. Ils avaient un éclat et une vie propre et autonome extraordinaires. C’était la couleur en soi véritablement. La matière colore vivante et tangible.

Ce qui me désolait, c’était de voir que cette poudre incandescente, une fois mélangée à une colle ou à un médium quelconque destiné à la fixer au support, perdait toute sa valeur, se ternissait, baissait de ton. On pouvait obtenir des effets d’empâtement, mais en séchant ce n’était plus la même chose ; la magie effective colore avait disparu. Chaque grain de poudre paraissait avoir été tué individuellement par la colle ou l’ingrédient quelconque destiné à le lier aux autres comme au support.

Irrésistiblement attiré par cette manière nouvelle monochrome, je décidai d’entreprendre les recherches techniques nécessaires pour trouver un médium capable de fixer le pigment pur au support sans l’altérer. La valeur couleur serait alors représentée d’une manière picturale. Évidemment, la possibilité de laisser les grains de pigment en totale liberté, tels qu’ils se trouvent en poudre, mêlés peut-être mais indépendants, tout en étant tous semblables, me souriait assez. « L’Art, c’est la liberté totale, c’est la vie ; dès qu’il y a emprisonnement d’une manière quelconque, il y a atteinte à la liberté, et la vie diminue en fonction du degré d’emprisonnement. » Pour laisser en liberté le pigment poudre que je découvrais chez les marchands de couleurs, tout en les présentant en tant que tableaux, il aurait fallu l’étaler par terre tout simplement. La force d’attraction invisible l’aurait retenu à la surface du sol sans l’altérer. À l’époque, je ne jugeais pas cette solution possible et surtout acceptable pour le public des arts plastiques, même le plus informel soit-il. Aussi, je me suis mis au travail dans la forme picturale classique, c’est-à-dire je me suis mis à peindre des tableaux monochromes !

La technique était et est encore, à un stade beaucoup plus perfectionné aujourd’hui bien sûr, la suivante : je me contentais de rester dans le format classique, rectangulaire, pour ne pas choquer psychologiquement le lecteur qui, ainsi, se voyait présenter une surface colore et non une forme colore plane. Ce que je désirais à l’époque, c’était présenter d’une manière un peu artificieuse peut-être une ouverture sur le monde de la couleur représentée, une fenêtre ouverte sur la liberté de s’imprégner d’une manière infinie et sans limite dans l’état colore incommensurable. Mon but était de présenter au public une possibilité d’illumination de la matière picturale colore en soi qui fait que tout état de choses physique, pierre, roche, bouteilles, nuages, peut devenir un objet de voyage par imprégnation pour la sensibilité humaine du lecteur dans la sensibilité cosmique, sans limite, de toute chose. Un tel lecteur idéal devant une de mes surfaces colores devenait alors, en sensibilité seulement, bien sûr, « extradimensionnel » à un tel degré qu’il était, « tout dans tout », imprégné dans la sensibilité de l’univers.

Yves Klein, extrait de "L'aventure monochrome : l'épopée monochrome", 1960
Technique Tapuscrit sur papier